Mayotte s'embrase et le gouvernement regarde ailleurs. Voilà six semaines que le département est en proie à un mouvement de grèves et de blocages contre l'insécurité. Six longues semaines au cours desquelles l'île n'a fait que s'enfoncer dans une crise désespérante, sans que l'Etat en prenne la mesure. Les Mahorais attendent des réponses fortes, que l'Etat s'avère incapable de leur apporter. Récit fragmenté d'une île en souffrance.
" Qu'est-ce que je fais de la clé ? "La scène se passe sur le front de mer de Mamoudzou, jeudi 15 mars. Attablé devant un
food truck, baptisé Le Camion blanc, sur le parking du port de plaisance, un client inhabituel. Le préfet Frédéric Veau patiente depuis près de cinq heures. A ses côtés, une flopée de hauts fonctionnaires, parmi lesquels l'ancien préfet de Mayotte Jean-Jacques Brot, le conseiller d'Etat Jean Courtial, le général de gendarmerie Lambert Lucas, le contrôleur général de la police nationale, Yves Jobic, ou encore Brice Blondel, le directeur adjoint du cabinet de la ministre des outre-mer Annick Girardin.
Les officiels n'en sont pas à leur premier rendez-vous compliqué. Deux jours auparavant, la ministre elle-même s'est cassé les dents. Mme Girardin croyait pourtant avoir fait un grand pas en rencontrant des représentants des élus, de l'intersyndicale et du collectif des citoyens à la Case Rocher, la résidence du préfet, à Petite-Terre. Le dialogue, fragile, avait débouché sur un communiqué du ministère, pour le moins prématuré, qui saluait
" un accord mettant un terme à la crise de Mayotte ". Mme Girardin était déjà dans l'avion. Las. Le lendemain, les représentants du mouvement, heurtés par la méthode, réunis à Tsingoni, démentaient tout accord, et annonçaient la poursuite des grèves et des barrages. Retour à la case départ.
Tous les liens, cependant, n'ont pas été rompus. De discrets contacts ont été établis pour rendre possible une nouvelle rencontre. Rendez-vous est donc donné à 10 heures, devant le
food truck, pour un départ vers Tsingoni, sur la côte ouest de l'île, à 18 kilomètres de là. Mais depuis le début de la crise, on ne se déplace pas si facilement à Mayotte, même quand on est préfet. Un émissaire de l'intersyndicale avertit qu'il faut encore discuter avec les différentes forces présentes sur les barrages pour qu'elles laissent passer la délégation, obligée en attendant de prendre son mal en patience, devant des clients surpris. Spectacle proprement improbable.
Le temps passe, lentement. Le préfet Brot récupère la clé des toilettes rudimentaires jouxtant l'établissement, qui passe de main en main. Dernier utilisateur, le très digne conseiller d'Etat honoraire Jean Courtial, revenu en terrasse la breloque à la main, interroge ses collègues :
" Qu'est-ce que je fais de la clé ? ", provoquant un fou rire nerveux général.
" Vous n'êtes pas mandatés "Les émissaires ne sont pas au bout de leurs peines. Quelque six heures plus tard, enfin arrivés à Tsingoni, après avoir franchi sans encombres les barrages, les officiels trouvent porte close. Une autre clé, celle de la mairie cette fois, a été égarée. Direction donc la MJC, distante d'une centaine de mètres. Le climat est tendu. La discussion dure à peine trois quarts d'heure. Après une brève mais houleuse suspension de séance, les représentants du mouvement reviennent signifier au préfet et aux missionnaires qu'ils ne les considèrent pas comme légitimes pour négocier.
" Vous n'êtes pas mandatés. Nous voulons un interlocuteur mandaté par le premier ministre. Cette réunion n'a aucune raison de se poursuivre. Nous allons vous reconduire pour que vous passiez les barrages sans problème mais c'est tout, ça s'arrête là ", assène Saïd Kambi, un des leadeurs du mouvement.
Echec de la mission avant même qu'elle ait pu se mettre au travail. Les hauts fonctionnaires rentrent en métropole. Seul le général Lambert Lucas est resté sur place pour superviser les dispositifs opérationnels de sécurité.
Saïd Kambi, un proche de Tariq RamadanIntriguant personnage que ce Saïd Kambi, dont l'influence va croissant au sein du mouvement. Titulaire d'un master en droit et en finances publiques ainsi que d'un master en urbanisme,
il est le directeur général des services de la mairie de Sada, dirigée par Anchya Bamana (LR), très active dans le mouvement et fille de Younoussa Bamana, ancien président du conseil général et figure des mouvements mahorais dans les années 1970 pour le maintien dans la République française. Saïd Kambi est aussi le président de la Fédération des associations d'éducation islamique de Mayotte. Au fil des jours, il semble avoir supplanté les porte-parole, sur une position intransigeante.
" Je suis le premier à avoir demandé la levée des barrages, se défend-il.
Je prends uniquement les positions du groupe. Je n'ai jamais voulu confisquer ce mouvement qui n'est pas le mien, mais les gens me font confiance parce que je vais vers eux. " Il est aussi viscéralement opposé au préfet Brot.
" Je considère M. Brot comme étant le problème mahorais, estime-t-il.
Il a été gouverneur ici, il aurait pu faire quelque chose et il n'a rien fait. Celui-là en particulier, nous ne voulons pas parler avec lui. Nous ne voulons pas de lui. "
S'il assure n'avoir
" aucun lien " avec Moultaqanour, association
" de partage culturel et d'ouverture sur l'islam " animée par des disciples du cheikh salafiste formé au Yémen, Al Habib Bahassani Saïd Hassani Djamal Layl, il ne nie pas sa proximité avec Tariq Ramadan, dont il a suivi les formations dans le cadre de Présence musulmane. Son compte Facebook fait campagne pour la libération de l'islamologue.
" Et alors ?, répond-il.
Je le défends, oui. Quand un ministre est accusé de viol, on fait bien valoir la présomption d'innocence. De plus en plus, je m'interroge sur où va la France et l'attitude générale de l'opinion à l'encontre des musulmans, accusés de tous les maux. "
Le bateau fantôme de la Case RocherMayotte, archipel à la dérive, dirigée par un bateau fantôme. La Case Rocher, résidence du préfet, est claquemurée dans le silence depuis le début de la crise. Symbole d'un Etat aux abonnés absents. Seuls parviennent quelques courriers de la métropole, comme cette lettre d'Edouard Philippe du 19 mars dans laquelle il se félicite que le premier tour de la législative partielle ait pu se dérouler dans l'ensemble des bureaux de vote. Comme si c'était là la mère des batailles.
Pour le reste, il se contente d'inviter les élus à rencontrer les missionnaires envoyés par Paris, qui ne sont à cette heure plus que deux sur place, les autres ayant rebroussé chemin. Et d'indiquer dans ce courrier que, à la suite de ces échanges, ceux-ci rendront compte
" de façon à décider d'une méthode qui engagera l'ensemble du gouvernement ". Encore une semaine perdue. Rien ne sera annoncé avant le second tour de la législative partielle, le 25 mars. La crise dramatique – économique, sociale, sanitaire, écologique – qui submerge le département attendra le verdict des urnes.
Seul signe de vie adressé à la population par la préfecture, les communiqués faisant état des interpellations et des reconduites à la frontière réalisées depuis le 15 mars. Une semaine plus tard, la police aux frontières, la direction départementale de la sécurité publique et la gendarmerie ont procédé à 3 685 contrôles, 512 interpellations et 597 éloignements. Mais depuis le 21 mars, les choses se compliquent avec la décision de l'Union des Comores de refuser le retour sur son territoire des Comoriens expulsés de Mayotte.
La " chasse aux migrants "Si l'Etat communique sur les expulsions, c'est pour éviter que la population se lance dans une véritable " chasse aux migrants ". Depuis le début du mouvement pour la sécurité engagé le 20 février, plusieurs " décasages " (destructions de constructions illégales) ont eu lieu. Des habitants du nord de l'île, organisés en collectif, effectuent des " rondes " afin de débusquer des étrangers en situation irrégulière pour les remettre à la gendarmerie. Près d'une centaine de clandestins auraient ainsi été remis aux forces de l'ordre, selon un membre du collectif. Les récentes informations parvenues de Mayotte faisaient état de pratiques similaires dans le sud. Des étrangers sans papiers préfèrent se rendre d'eux-mêmes aux autorités par crainte de représailles.
Sur les murs de Sada, au centre-ouest de l'île, et sur les réseaux sociaux sont apparues des listes nominatives dénonçant des habitants hébergeant ou employant des personnes en situation irrégulière. Les Comoriens, avec ou sans papiers, se terrent, de crainte d'être désignés comme les coupables de cette situation.
La permanence de la Cimade à Mamoudzou, qui accueille en temps normal de 40 à 50 personnes par jour, n'en voit plus passer quotidiennement que six ou sept, voire moins.
" Les gens ont peur, constate Solène Dia, qui tient la permanence.
De la sécurité on est passé à l'immigration clandestine et le raccourci a été vite fait : étranger égale clandestin égale délinquant. Pourtant, l'insécurité touche tout le monde, quand 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. On est sous administration française. Les étrangers ont des droits qui ne sont pas respectés. "
" Je préfère les jours avec "Vendredi 16 mars, minuit. Le véhicule de la patrouille du peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) fonce à travers un véritable rideau de pluie sur la Nationale 2 en direction de Tsingoni. Depuis la mi-journée, la tempête tropicale Eliakim a atteint les côtes de l'île. Par endroits, la route se transforme en torrent de boue. En temps normal, le PSIG, basé dans le quartier des Hauts-Vallons, à Koungou, au nord du département, compte un effectif de onze hommes, dont cinq d'origine mahoraise. Il vient d'être renforcé par deux gendarmes mobiles.
La voiture de patrouille porte les traces des caillassages subis par les forces de l'ordre : carrosserie défoncée et les vitres en épais plexiglas sont étoilées d'impact.
" La hiérarchie a fini par comprendre qu'il valait mieux équiper les véhicules de plexiglas plutôt que de changer les vitres tous les quinze jours, que ça coûterait moins cher ", remarque un gradé.
Pour l'heure, la patrouille a reçu pour mission d'aller récupérer à Tsingoni une ambulance transportant une femme enceinte pour l'escorter jusqu'au centre hospitalier de Mayotte (CHM), à Mamoudzou. Depuis le début du mouvement, plusieurs décès ont été enregistrés faute de soins rapides ou de prise en charge. Entre le lundi 26 et le mardi 27 mars, deux morts ont été signalés : un nourrisson de quatre mois des suites d'une bronchiolite et un homme victime d'un accident vasculaire cérébral.
Les gendarmes palabrent avec l'équipe qui tient le barrage de Tsararano, au centre-est de l'île, pour obtenir l'autorisation de le franchir et de repasser en sens inverse avec l'ambulance. Jusqu'à Kahani, ils ne rencontreront aucun obstacle. Le déluge qui s'abat sur le département a sensiblement calmé les ardeurs des bandes et des " coupeurs de route " qui sévissent la nuit tombée. A l'entrée de cette ville, un barrage sommaire a été dressé. Pas par des grévistes mais par des jeunes délinquants, pour rançonner les rares passants à cette heure tardive. Des ombres furtives s'égaillent dans les ruelles adjacentes à la vue du véhicule de gendarmerie. Les hommes descendent du véhicule pour déblayer le passage. Quelques minutes plus tard, au retour, le barrage a été reconstitué. Les mêmes silhouettes s'éloignent dans la nuit sombre.
Une fois l'ambulance raccompagnée au CHM, la patrouille reçoit l'ordre de reconduire un bus réquisitionné dans l'après-midi pour transporter des immigrés en situation irrégulière afin que son chauffeur puisse regagner son domicile, dans le sud de l'île. Elle emprunte le même trajet mais, cette fois, après de longues négociations au barrage de Tsararano, elle doit rebrousser chemin. Le chauffeur dormira dans son bus sur une aire de parking de Mamoudzou.
La nuit, finalement, aura été relativement tranquille.
" Il y a des jours avec et des jours sans ", commente le brigadier-chef qui commande ce soir la patrouille.
" Moi, je préfère les jours avec ", grommelle son collègue à l'arrière du véhicule.
" Ils m'ont menacée "Sur la plage de cailloux de la rocade sud de Mamoudzou, un incessant ballet de
kwassas (chaloupes) effectue l'aller-retour avec Petite-Terre. Les abords se sont transformés en aire de parking. Moyennant 10 euros, les pêcheurs transportent les habitants ou les passagers qui veulent rejoindre l'aéroport de l'autre côté du bras de mer,
au-delà du barrage du Four-à-chaux, au carrefour principal de Petite-Terre, faute de pouvoir emprunter la barge qui effectue la liaison en temps normal. Alors que l'économie tourne au ralenti, l'économie informelle, elle,
prospère. Tout au long des rues et des routes, des marchandes de fruits et légumes (bananes, fruits à pain, ignames…) proposent leurs produits à même le sol. Tous, ou presque, sont issus de plantations dévalisées ou de terres irrégulièrement occupées.
Corinne Avice exploite 32 hectares à Dembeni, consacrés à l'élevage bovin et à la polyculture, dont 6 hectares de bananeraie.
" Je n'arrive même pas à avoir une tonne de bananes, constate la jeune agricultrice.
Je n'ai pas le temps de laisser la banane aller à maturité qu'elle est déjà coupée. " Des clandestins se sont approprié sans droits et ont défriché une partie de ses terres, en hauteur, pour y planter des tomates. Elle n'a rien pu faire :
" Ils m'ont menacée et ont menacé de s'en prendre à mon bétail, raconte-t-elle.
C'est mon métier, ma passion, et je ne veux pas baisser les bras mais, même dans les champs, nous ne sommes plus protégés. "
" La grève nous tue "A quelques kilomètres de là, des conteneurs sont alignés sur le port de Longoni : 1 600 gigantesques caisses de fer qui chauffent sous le soleil. Certaines sont remplies de denrées comestibles qui pourrissent. La douane devra les détruire. La garantie d'une explosion des prix dans les magasins quelques jours plus tard. Au bout de
six semaines de grèves et de blocages, l'économie du département est à l'agonie. Selon la présidente du Medef local, Carla Baltus, la quasi-totalité des chantiers en cours sont à l'arrêt, 3 000 salariés sont concernés par des demandes d'indemnisation partielle.
" Beaucoup d'entreprises ne pourront pas se relever alors qu'on se remet à peine des conséquences du mouvement de 2011 ", explique Mme Baltus. En 2011, 3 000 salariés avaient perdu leur emploi. Mayotte compte 9 000 entreprises, dont 300 de plus de 10 salariés, pour un total de 18 000 salariés dans le secteur privé, contre 36 000 dans le public.
" 70 % ne pourront pas payer les salaires de mars, assure la représentante patronale.
C'est une catastrophe. La grève nous tue. "
L'intersyndicale patronale s'apprête à adresser un courrier au gouvernement afin que des dispositions soient prises pour l'après-grève. Il faudra du temps pour que l'économie de l'île retrouve un rythme normal. Pour la population, de lourdes conséquences à long terme sont à prévoir.
" Mayotte s'enfonce et sa population perd espoir ", écrivait en 2016 Mahamoud Azihary dans un livre prémonitoire,
Mayotte en sous-France (L'Harmattan). Oui, Mayotte est en souffrance.
Patrick Roger
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