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jeudi 15 mars 2018

Le Comité invisible, dix ans de subversion...." Pourquoi nous continuons de soutenir les inculpés de Tarnac ".....


15 mars 2018

Le Comité invisible, dix ans de subversion

De " L'insurrection qui vient " à la création du site " Lundimatin ", la mouvance révolutionnaire liée à " l'affaire Tarnac " s'ouvre au milieu culturel

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LE CONTEXTE
Mardi 13 mars s'est ouvert le procès devant le tribunal correctionnel de Paris de huit personnes, dont deux sont accusées du sabotage de quatre lignes de TGV.
Le 11 novembre 2008, vingt personnes avaient été -arrêtées pour des dégradations survenues quatre jours plus tôt. La ministre de l'intérieur, Michèle -Alliot-Marie, avait alors -déclaré qu'ils appartenaient à" l'ultragauche, mouvance anarcho-autonome ". Les enquêteurs présentaient Julien -Coupat et sa compagne, Yildune Lévy, comme les responsables du sabotage. En outre, Coupat était soupçonné d'être le -leadeur du groupe et l'auteur de L'Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007). Le -ministère public estimait que ce pamphlet, signé du Comité invisible, prônait de " renverser par la violence l'Etat ".
En 2017, la Cour de cassation a définitivement écarté la qualification -terroriste. Le village de Tarnac, en Corrèze, où les prévenus ont été -arrêtés, est devenu -emblématique de l'affaire.
Voici plus de dix ans que L'insurrection qui vient(La Fabrique, 2007)brûlot théorique du Comité invisible, embrasait la sphère radicale. Depuis, les membres ont grandi, voyagé, bataillé, vieilli aussi. Se sont-ils pour autant assagis ? Disons qu'ils semblent avoir beaucoup appris. Et avoir en partie rompu avec la posture " post-situ " qui caractérisait leurs premiers écrits. Un ton péremptoire et un style comminatoire hérités des -méthodes les plus contestables de l'Internationale situationniste et de son mentor, Guy Debord. " Voir la gueule de ceux qui sont quelqu'un dans cette société peut aider à comprendre la joie de n'y être -personne ", écrivaient-ils en  2017. Et les voici qui, le 27  janvier, organisent, à la Bourse du travail, à Paris, et au Clos -sauvage, à Aubervilliers, une journée de -conférences et de débats intitulée " Tout le monde déteste le travail ", où sont notamment intervenus le philosophe Pierre Musso, l'écrivain de science-fiction Alain Damasio ou le metteur en scène Sylvain Creuzevault. Contradiction ? Plutôt une évolution, perceptible depuis leur deuxième opus, A nos amis(La Fabrique, 2014), où les formules lapidaires à l'égard d'autres collectifs laissaient place à une volonté d'ouverture.
Il y a une indéniable volonté de " ne pas s'enfermer dans un ghetto radical ", déclare Julien Coupat, lors de la soirée que les " tarnaciens " ont donnée, jeudi 8 mars, à la Marbrerie, à Montreuil, avant les trois -semaines d'audiences qui se sont ouvertes mardi 13  mars. Autre pilier du groupe et animateur du siteLundimatin, Mathieu Burnel se réjouit que la soirée réunisse aussi bien de jeunes émeutiers que des écrivains confirmés, de nouvelles recrues que de vieux routiers, le philosophe Frédéric Lordon ou l'écrivain Serge Quadruppani. Car, " s'il y a bien un objectif que cette opération a lamentablement raté, c'était celui de nous isoler pour mieux pouvoir nous écraser, expliquent Mathieu Burnel et -Julien Coupat.Sans les centaines de personnes qui nous ont soutenus, sans tant d'amis rencontrés au fil des ans, nous ne serions aujourd'hui que le vague souvenir d'un fait divers un peu étrange. " L'" affaire de Tarnac " – ce village corrézien où des membres présumés du Comité invisible s'étaient installés – n'est pas tombée dans l'oubli. Elle est même devenue un symbole, un tarmac où circulent les idées subversives, même si une partie du groupe a émigré du côté d'Eymoutiers (Haute-Vienne), sur le plateau de Millevaches, où d'autres manières de vivre et de subvertir l'ordre du monde s'inventent.
Ne pas commémorer Mai 68Crée en  2014, le site Lundimatin marque un tournant. C'est d'abord une réussite éditoriale. Le journal électronique, au graphisme sobre et élégant, rassemble toute la mouvance autonome, libertaire et révolutionnaire. Un -article sur la ZAD de Bure y côtoie une lecture du talmudiste Ivan Segré, un appel au blocage des universités jouxte un reportage sur un campement de réfugiés. Mais le cercle des lecteurs, comme celui des contributeurs, s'est élargi. La rhétorique émeutière y est aussi bien portée par de jeunes zadistes que par Marcel Campion, " le roi des forains ", qui " apporte - sa - voix et - ses - poings dans la guerre sociale qui se prépare "(Lundimatin no 112, 4  septembre 2017), ou par l'écrivain Eric Vuillard, Prix Goncourt 2017, auteur de romans dans lesquels " l'Histoire apparaît comme une puissance dévorante et absurde " (Lundimatin no  121, le 6  novembre 2017). Deux volumes de Lundimatin sont déjà sortis en libraire, dont un numéro consacré à " l'affaire de Tarnac ".
Cette ouverture n'empêche pas le groupuscule révolutionnaire de tenir une -ligne ferme sur des sujets qui divisent la gauche radicale. Ainsi en va-t-il de la -Syrie, dont témoignent les récits de Pierre Torres, les entretiens avec des exilés kurdes, les analyses de Catherine -Coquio sur la Ghouta qui témoignent d'une fidélité à la révolution syrienne et à l'opposition au -régime de Bachar Al-Assad. Ainsi Ivan Segré y a-t-il publié l'une des analyses les plus élaborées du livre " décolonial " de Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République et auteure de Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l'amour révolutionnaire (La Fabrique, 2016). Une solide armature théorique – Foucault, Deleuze, Debord, mais peut-être avant tout le philosophe italien -Giorgio Agamben – et une connaissance aiguisée des mouvements émancipatoires du siècle dernier, adossée à de multiples implantations dans des luttes locales, leur permettent d'articuler témoignages et théorie en évitant, le plus souvent, les écueils du socialisme autoritaire comme ceux du gauchisme postcolonial.
La mouvance serait-elle devenue mainstream ? N'exagérons rien. Théoricienne de la guérilla des " cortèges de tête ", notamment lors des manifes-tations contre la loi travail, elle demeure résolument insurrectionnelle, faisant l'apologie des blocages et autres sabotages (" Dans saboter, il y a beauté "). C'est pourquoi Lundimatin ne commémorera pas Mai 68. " Nous, on s'en fout de Mai 68, peut-on lire sur le site révolutionnaire. Que Cohn-Bendit soit pote avec Macron et Debord à la Bibliothèque nationale, ça ne nous fait ni chaud ni froid. " Mais, poursuivent les auteurs, " ça n'est pas une raison pour ne pas se donner rencard en mai prochain, vu la situation ", car" on ne va pas laisser Macron dérouler ses plans tranquillement pendant dix ans. On ne va pas se laisser marcher sur la gueule en nous récitant du Molière ". Que veulent-ils alors ? " Nous, on veut déchiqueter le désastre. " C'est pourquoi le philosophe Jacques Rancière a pu déceler dans cette prose, certes inventive et corrosive, un catastrophisme répandu à gauche comme à droite : " Il y a quand même une chose que Badiou, Zizek ou le Comité invisible partagent avec Finkielkraut, Houellebecq ou Sloterdijk : c'est cette description basique du nihilisme d'un monde contemporain "voué uniquement au " narcissisme marchand ", déclare-t-il dans En quel temps vivons-nous ? (La Fabrique, 2016).
La surenchère décadentiste et l'antidémocratisme du groupe de Tarnac, qui -conchie les assemblées générales, ont également suscité les critiques de Jaime -Semprun, fondateur des éditions de l'Encyclopédie des nuisances, et René Riesel, ex de l'Internationale situationniste : " Ces songeries catastrophiles s'accordent à se déclarer enchantées de la disparition de toutes les formes de discussion et de décision collectives par lesquelles l'ancien mouvement révolutionnaire avait tenté de s'auto-organiser " (Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des nuisances, 2008).
Pourtant, après vingt ans de publication théorique et d'activisme, l'empreinte du Comité invisible est indéniable. Malgré ses excès, il reste cité et plébiscité. Pour d'autres, une séquence s'achève, et il est temps de changer d'air. Notamment parce que la volonté affichée par -Julien Coupat de " destituer la politique " conduirait à une forme de découragement. Et parce que cette sacrée insurrection ne vient toujours pas. Pour l'écrivain Nathalie Quintane, au contraire, le site Lundimatin a ouvert un précieux espace politique et littéraire. De la revue Tiqqun à Lundimatin, en passant par L'insurrection qui vient, la mouvance insurrectionniste a, entre ouverture et clôture, tracé un chemin. L'insurrection viendra-t-elle -enfin ? Et sera-t-elle communiste, anarchiste ou, au contraire, droitière et traditionaliste ? Nul ne le sait. Mais gageons avec Guy Debord que, pour ces jeunes gens qui veulent forcer la porte du temps, " la sagesse ne viendra jamais ".
Nicolas Truong
© Le Monde



15 mars 2018

" Pourquoi nous continuons de soutenir les inculpés de Tarnac "

L'ouverture du procès pour juger " l'affaire de Tarnac " démontre que l'antiterrorisme est devenu, pour l'Etat, une technique permettant de mobiliser des moyens démesurés pour empêcher la contestation

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Alors qu'au terme de dix ans de procédure, d'errements et d'acharnement s'ouvre finalement un procès de trois semaines pour juger l'affaire dite " de Tarnac ", on pourrait croire qu'il s'agit là d'un cas un peu rocambolesque remontant à la lointaine période où Nicolas Sarkozy et Michèle Alliot-Marie officiaient à la tête de la République. Mais non. Cette affaire raconte, en une illustration par l'absurde, comment l'antiterrorisme est devenu, non une simple politique de répression, mais un rouage essentiel de l'action publique. Elle dit aussi, dans l'état où elle va être jugée, la configuration actuelle des rapports de force politique.
En dix ans, à force d'appels maniaques du parquet qui s'est porté jusqu'en cassation, le combat bec et ongles des inculpés a arraché une sorte de " jurisprudence Tarnac " : les formes d'action " révolutionnaires " ne sont pas passibles de l'incrimination de terrorisme, du moins jusqu'à nouvel ordre. L'offensive de 2008, qui voulait que de simples tags, à partir du moment où ils étaient assimilables aux " anarcho-autonomes de la tendance d'ultragauche ", soient traités par l'antiterrorisme, a été repoussée. Mais, entre-temps, les services de renseignement, qui fonctionnent largement comme une police politique, se sont constitués un nouvel arsenal, plus discret, plus -maniable et plus efficace, en -contournant ladite " jurisprudence ". Plutôt que de construire de ronflantes " associations de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ", on se contente désormais de banales " associations de malfaiteurs ", inventées d'ailleurs à cet effet au XIXe  siècle par les lois scélérates contre les " menées anarchistes ".
Trop remuantsComme lors de l'affaire du quai de Valmy - en mai 2016, deux policiers étaient pris pour cible par des militants antifascistes dans leur voiture, à Paris - , on monte en épingle un épisode fortuit que l'on appuie de quelques témoignages anonymes de policiers, pour se débarrasser de gens ciblés préalablement par la DGSI comme trop remuants. On surveille toujours autant les lieux " politiques ", et lorsqu'une sortie de classe a lieu à la Maison de la grève, à Rennes, la DGSI fait discrètement pression sur le rectorat pour que cela ne se reproduise plus, au risque de " donner naissance à des générations de zadistes ". Des gens " fichés S ", mais travaillant comme vacataires dans l'éducation nationale, se voient tenus à l'écart de tout poste, sur les conseils avisés de la même DGSI, qui veille au grain. Bref, rien que des procédures ordinaires, des mesures administratives, des notes blanches et… des incriminations d'" association de malfaiteurs ", comme à Bure, Rennes, Paris, Nantes et, en l'espèce, comme pour le procès de l'affaire dite " de Tarnac ".
A Rennes, l'" association de malfaiteurs " était constituée par le fait que des jeunes gens s'étaient concertés dans des locaux syndicaux, durant la lutte contre la loi travail, en mai 2016, pour bloquer les composteurs de billets du métro ; dans l'affaire dite " de Tarnac ", c'est le fait d'être allé, à quelques-uns, à une manifestation contre le sommet des ministres de l'intérieur de l'Union européenne sur la question de l'immigration, à Vichy, en  2008, et d'en avoir discuté lors d'un repas, qui vaut à quatre des inculpés d'être poursuivis sous ce pesant chef d'inculpation.
De sombres temps s'annoncent pour tous les manifestants si une telle construction, de surcroît mise en morceaux depuis longtemps, devait être validée par un tribunal correctionnel. Au-delà des personnes enrôlées il y a dix ans dans cette farce, -l'affaire donne clairement à voir jusqu'où l'Etat est désormais autorisé à pénétrer dans nos existences sous le couvert de la lutte antiterroriste. Le délit d'" asso-ciation de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste " qui sert de clé de voûte à ce genre de pro-cédures n'a, de l'aveu même des juges, pas de contours clairement définis. Il repose sur l'idée que l'Etat est légitime à punir de manière préventive, c'est-à-dire avant toute tentative de passage à l'acte. Le terrorisme serait tellement terrifiant qu'il justifierait de punir tous les suspects, tous ceux qu'on juge susceptibles de commettre un jour l'irréparable.
Comme il fallait s'y attendre, ce droit pénal réputé " d'exception " qui incrimine les intentions s'est littéralement répandu dans le droit " ordinaire ". Est ainsi apparu le délit de participation à une bande ayant des visées violentes, commode pour incriminer deux jeunes, portant un sweat à capuche, qui courent (après un bus), ou encore le délit de participation à un attroupement susceptible de troubler l'ordre public.
Avec l'épisode de l'état d'urgence, l'Etat ajoute une corde à son arc : en plus du droit pénal devenu exorbitant, il réquisitionne l'arsenal administratif. Assignations à résidence, perquisitions, périmètres de sécurité ordonnés par le ministre de l'intérieur ou le préfet sur la base de simples soupçons, indépendamment de tout indice établissant la commission d'une infraction. Et, alors même que rien de tout ça n'a été efficace contre le terrorisme (les rapports parlemen-taires sont catégoriques), que l'administration a manifestement fait un usage détourné de ses nouvelles prérogatives, une loi votée en toute urgence transpose le dispositif de crise dans le droit ordinaire.
Dans ce contexte singulier, l'affaire dite " de Tarnac " est une goutte d'eau dans l'océan sécuritaire. De nombreux musulmans, suspects d'affinités terroristes, font l'objet d'une " neutralisation préventive " par l'administration, sorte de justiciables hors zone. On sait les violences policières dans les quartiers réputés difficiles, celles déployées contre les étrangers et, dernièrement, contre les opposants à la loi travail, on voit les syndicalistes condamnés pour outrage à patron. La pente est douce, mais l'inclinaison certaine. Face à la moindre contestation, l'Etat déploie des moyens démesurés. Il utilise chaque nouvel attentat pour resserrer, parfois jusqu'au ridicule, l'étau du contrôle et affine une législation qui nous placerait tous en liberté conditionnelle. Nous ne sommes pas dupes. Et nous fêterons la -relaxe à venir des inculpés de l'" affaire de Tarnac " sans illusion sur l'état du droit, déterminés à lutter encore contre ces techniques de gouvernement.
Collectif
© Le Monde

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