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lundi 21 mai 2018

Les Crises.fr - Canyon Chaco, terre Chaco, par Chris Hedges

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                                     Les Crises
21.mai.2018 // Les Crises

Canyon Chaco, terre Chaco, par Chris Hedges


Source : Truthdig, Chris Hedges, 22-04-2018
Mr. Fish / Truthdig
CHACO CULTURE NATIONAL HISTORICAL PARK, Nouveau Mexique (USA). Les 10 miles (16km) du Chaco Canyon étaient balayés par un vent glacial, projetant des tourbillons de poussière parmi les buissons. Je me baissais derrière l’un des imposants murs de calcaires de cette ruine de trois acres (1,2ha), ou Grande Maison, connue sous le nom de Pueblo Bonito, pour échapper aux bourrasques. J’étais dans la section du complexe de 800 chambres où les funérailles avaient lieux. Les chasseurs de trésors et les archéologues ont découvert dans ces ruines et tombes de délicates céramiques peintes en blanc et noir, des flûtes, des bâtons de cérémonie, de petites clochettes en cuivre, des os gravés, des squelettes de macaques et de perroquets, des jarres cylindriques avec des résidus de chocolat qui avaient été importées du Mexique, des bijoux et des sculptures de coquillages et de turquoises entremêlés. De ce vaste complexe bureaucratique et cérémonial, les Anasazi – un mot Navajo signifiant les anciens, ou, peut-être, anciens ennemis – ont dominé le sud ouest depuis les années 850 jusqu’à l’effondrement de leur société vers 1150.
Les ruines de Chaco, à1900m (6200 pieds) d’altitude, sont l’un des plus grands et des plus spectaculaires sites archéologiques d’Amérique du nord. C’est un impressionnant réseau de 15 complexes interconnectés, dont chacun comprenait autrefois des bâtiments de pierres de plusieurs centaines de chambres réparties sur quatre à cinq étages. Des poutres en bois de 300 kg (700 pounds) jusqu’à 5 m de long (16 feet), étaient utilisées pour la charpente. Immenses et circulaires, des kivas de cérémonie – centres religieux creusés dans la terre, avec des bancs de maçonnerie autour de la base de la pièce pour accueillir des centaines d’adorateurs – parsèment les ruines. Rivalisant avec les temples et les places construits par les Aztèques et les Mayas.
Un imposant réseau de routes de 650 km (400 miles) s’étant à partir de Chaco, certaines larges de 10 m (30 feet) et encore visible dans le paysage tourmenté et désertique, avec ses barrages, ses canaux et ses réservoirs pour collecter et conserver l’eau de pluie. L’étude de l’astronomie, comme pour les Aztèques et les Mayas, était avancée. Les pétroglyphes et les pictogrammes sur les murs du canyon rappellent souvent des événements astrologiques et solaires. Un pictogramme montre une main, un croissant de lune et une étoile à 10 branches dont on pense qu’il s’agit de la supernova de 1054, et l’un des pétroglyphes semble représenter une éclipse solaire qui eut lieu en 1097.
Quelques milliers de prêtres et de membre de l’élite dirigeante, ainsi que leurs serviteurs et administrateurs, vivaient dans les Grandes Maisons ou palais. Ils supervisaient les routes de commerce qui s’étendaient jusqu’à la cote de Californie et vers l’Amérique Centrale. Ils maintinrent un réseau élaboré de phares dont les signaux de feux permettaient des communications rapides. Ils construisirent les routes, les longues volées d’escaliers sculptés dans les formations rocheuses, les ponts, les échelles de bois pour grimper les immenses falaises, et les observatoires astronomiques qui enregistraient méticuleusement les observations du soleil déterminant les équinoxes et solstices pour les plantations et les récoltes, ainsi que pour les festivals religieux annuels où des milliers, peut être des dizaines de milliers se rassemblaient. Les bâtiments dans les complexes étaient orientés en fonction des points cardinaux ou de solstices, une différence dont l’anthropologue Stephen H. Lekson pense qu’elle dénote non seulement des cosmologies concurrentes, mais aussi des idéologies politiques concurrentes.
« Chaco était la capitale politique d’une région bien définie qui couvrait la plupart des pays des Quatre Coins [the Four Corners countries : Arizona, Utah, Colorado, Nouveau Mexique, NdT)] avec plus de 150 Grandes Maisons périphériques dispersées sur une zone de la taille de l’Irlande », écrit Lekson.
Mais cette société complexe, comme toutes les sociétés complexes, s’avéra fragile et éphémère. Elle déclina rapidement après presque trois siècles. Les forêts denses de chênes, de pins et de genévriers qui entourent le canyon furent rasées pour la construction et le combustible. Les sols s’érodèrent. Le gibier fut chassé presque jusqu’à l’extinction. Le régime alimentaire passa dans les dernières années du daim et de la dinde aux lapins et finalement aux souris. Dans la période tardive, des souris sans tête ont été retrouvées par les archéologues dans les coprolithes humaines – matière fécale séchée et préservée. La société ouverte des Anasazi, où la violence était apparemment rare, où le peuple se déplaçait librement sur un réseau de routes bien maintenues, où la guerre était apparemment absente, où les maisons des riches et des puissants n’étaient pas murées, où la population partageait les richesses de l’empire, fut remplacée par l’équivalent de camps fortifiés et retranchés pour l’élite et par la misère, la faim, l’insécurité et la tyrannie pour les pauvres. Des habitations commencèrent à être construites sur les falaises, avec des forteresses au sommet des montagnes, bien que ces résidences ne fussent pas proches des champs et des réserves d’eau. Des murs défensifs furent construits avec leurs fossés et leurs tours. Les grandes cérémonies religieuses publiques qui autrefois unifiaient la culture et lui donnait sa cohésion se fracturèrent, et de petits cultes querelleurs prirent la place, comme le note l’archéologue Lynne Sebastian.
Lekson, un professeur d’anthropologie à l’université du Colorado à Boulder, croit que les dirigeants Anasazi, durant le déclin, s’appuyèrent de plus en plus sur la violence sauvage et la terreur, incluant des exécutions publiques de dissidents et de rebelles. Il a trouvé des preuves, la plupart documentées dans le livre de Steven A. Leblanc Guerre préhistorique dans le sud ouest américain, que des « escadrons de la mort Chaco » étaient envoyés dans tout l’empire. LeBlanc écrit que dans la Maison Yucca, une Grande maison Chaco proche de Mesa Verde, jusqu’à 90 personnes furent tuées et jetées dans un kiva, et au moins 25 présentaient des signes de mutilation.
« La violence chaco, concentrée et brutale, représente la terreur gouvernementale : l’exécution de la loi de Chaco par la force institutionnalisée », écrit Lekson dans l’article «Les escadrons de la mort Chaco » dans le magazine Archeology. « La violence était publique, destinée à choquer et soumettre la population. Les escadrons de la mort Chaco (mes termes, pas ceux de Leblanc) exécutaient et mutilaient ceux jugés être des menaces pour le pouvoir Chaco, ceux qui ne respectaient pas les lois ».
L’anthropologue Christy G.Turner, spécialisé en ostéologie, l’étude des os humains, dans son livre Man Corn, citait « le cannibalisme et le sacrifice humain comme des éléments visibles de terrorisme ». En bref, comme l’écrit Lekson, « l’escadron de la mort vous tue, vous découpe, et puis vous mange devant votre famille et vos voisins ». Le terme « man corn » (« l’homme maïs ») vient du mot Nahuatl « tlacatlaolli » que Turner définit comme « un plat sacré de viande humaine sacrifiée, cuite avec du maïs ». Debra Martin va jusqu’à soutenir dans un article intitulé Violence contre les femmes dans la vallée de la rivière La Plata, 1000-1300 Après J.C. (située à la périphérie de l’empire Chaco) qu’il y a des preuves de femmes battues qui étaient peut être des esclaves.
Les élites Anasazi, sans la capacité ou la volonté de fournir des services sociaux ou une gouvernance compétente et tourmentés par des pénuries de ressources naturelles, continuèrent de lever des tributs intenables. Ils s’appuyèrent sur des formes de répression de plus en plus dures. A la fin, ils étaient détestés. La civilisation souffrit d’une sécheresse sévère pendant l’année 1130. Ce fut le coup final. Les structures impressionnantes furent abandonnées jusqu’à ce qu’elles soient redécouvertes par les nomades Navajos quelques 600 ans plus tard. Les Navajos ne réoccupèrent pas les bâtiments, la plupart contenant encore des squelettes humains, parce qu’ils les croyaient remplis de mauvais esprits.
« Des pans de la société Chaco étaient déjà en grande difficulté après 1050 alors que les conditions de vie et de santé s’érodaient progressivement dans les communautés agricoles ouvertes des provinces du sud », écrit David E.Stuart dans son livre Anasazi America. « Les petits paysans du sud avaient des excédents fiables gardés dans les Grandes Maisons. A la fin, ce furent les conditions de vie de plus en plus terrible de ces paysans, ceux qui faisaient pousser le maïs, qui ont rendu la société Chaco de plus en plus vulnérable. Les paysans ne retiraient simplement pas assez de leurs efforts pour continuer. Ainsi, la société des Grandes Maisons mit l’accent sur d’autres partenaires commerciaux et soutinrent de nouveaux fournisseurs moins chers au nord. Le réseau de commerce final était concentré sur la préservation du bien être des élites plutôt que du bien être général de la société régionale ».
Alors que la situation économique et sociale se détériorait, les élites accélérèrent la construction de routes et de Grandes Maisons. Ils tinrent des rituels plus élaborés et construisirent plus de kivas. Cela est typique des sociétés décadentes. La grande cité Maya de Tikal fut construite sur une période de 1500 ans, mais ses temples les plus impressionnants et ses tours furent érigés durant les derniers siècles. Ces projets grandioses et ces spectacles servaient à projeter pouvoir et immortalité. Ils exacerbèrent, toutefois, la souffrance des paysans appauvris et des travailleurs, ainsi que le déclin des ressources naturelles.
« A la toute fin de l’ère Chaco, la plupart des élites restèrent dans leurs grandes maisons, probablement tentant de s’accrocher au passé, un peu comme Scarlett O’Hara essayant de s’accrocher à Tara dans Autant en emporte le vent », écrit Stuart. « Mais les paysans qui apportaient les récoltes de maïs étaient partis depuis longtemps, comme les esclaves qui soutenaient Tara avant la guerre civile. La société Chaco s’effondra, la poutre maîtresse de sa productivité autrefois grande étant brisée. Les paysans Chaco, pressés de toutes parts, enterrèrent leurs bébés une dernière fois. Puis ils abandonnèrent le Canyon Chaco et toutes ses grandes maisons périphériques ».
« La prospérité, l’intégration sociale, l’altruisme et la générosité vont main dans la main », ajoute Stuart. « La pauvreté, le conflit social, le cynisme et la sauvagerie aussi ».
L’effondrement, comme le souligne Joseph A. Tainter, est « une particularité récurrente des sociétés humaines ». Des sociétés complexes qui créent des structures bureaucratiques centralisées qui exploitent les ressources jusqu’à l’épuisement et se retrouvent incapables de s’adapter à la pénurie. Elles créent des mécanismes de plus en plus sophistiqués pour extraire des ressources épuisées, ce qui est démontré à notre propre époque par la décision de l’administration Trump d’ouvrir les terres autour du Chaco Culture National HIstorical Park à la fracturation hydraulique. Finalement, les technologies et l’organisation qui permettent l’émergence de sociétés complexes deviennent les mécanismes qui les détruisent.
Le destin des Anasazi reproduit le destin de toutes les sociétés complexes. L’effondrement arrive une ou deux décennies après le pic. Comme Jared Diamond l’écrit dans Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, [Effondrement, comment les sociétés choisissent d’échouer ou de réussir, NdT], les trajectoires des sociétés complexes « sont différentes de l’évolution classique des vies humaines individuelles, qui déclinent dans une sénescence prolongée. La raison est simple : population maximum, richesse, consommation des ressources, et gaspillage de la production signifient un impact environnemental maximal, approchant la limite où l’impact dépasse les ressources. »
« La civilisation est une expérience, une manière de vivre très récente dans la carrière humaine, et elle a l’habitude de marcher dans ce que j’appelle les pièges du progrès », écrit Ronald Wright dans A short History of Progress. « Un petit village sur de bonnes terres à coté d’une rivière est une bonne idée ; mais quand le village grandit en ville et s’étend sur les bonnes terres, ça devient une mauvaise idée. Alors que prévenir aurait pu être une bonne idée, guérir est probablement impossible : on ne bouge pas une ville aussi facilement. Cette incapacité humaine à prévoir – ou faire attention – les conséquences à long terme peut être inhérente aux humains, formés par des millions d’années à vivre de chasse et de cueillette. Ce pourrait être aussi un mélange d’inertie, de cupidité et de folie encouragé par la forme de la pyramide sociale. La concentration de pouvoir au sommet de sociétés étendues donne aux élites un intérêt personnel au statu quo ; elles continuent de prospérer dans les périodes sombres bien après que l’environnement et la population générale commence à souffrir. »
Nous sommes en 2018 assaillis de signes d’un effondrement imminent. Les sécheresses, les feux de forêts, les inondations, les températures qui s’envolent, les mauvaises récoltes, l’empoisonnement du sol, de l’air et de l’eau, de la décomposition sociale au réchauffement global laissent d’énormes segment des pauvres du monde sans nourriture appropriée, sans eau et sans sécurité. Des migrants désespérés fuient le sud. Des cultes de crises effectuent des actes nihilistes de terrorisme, souvent au nom de croyances religieuses. Nos élites prédatrices, qui se sont retranchées dans leur propre version des Grandes Maisons Anasazi, avec un accès à la sécurité privée, l’éducation privée, la médecine privée, les transports privés, les sources d’eau et de nourriture privées, ainsi que des objets de luxe inaccessibles à la population, se sont emmurées en dehors de la réalité. Leur hubris et leur myopie, ainsi que leur obéissance aveugle à une idéologie – le capitalisme global – qui leur profite mais accélère la destruction sociale et environnementale, signifie seulement qu’ils ont acheté un petit peu plus de temps avant de succomber comme le reste d’entre nous.
Le poète V. B. Price, survolant les ruines de Chaco dans son poème Time’s Common Sense, comprend le message urgent que ces pierres nous révèlent. Il écrit :
A Chaco je sais que je ne suis pas tout seul
Je sais que j’ai entendu même Homère
Tissant les vagues de ses histoires,
Et Sappho chantant des berceuses seule dans la nuit,
Entendu les tambours à Rinconada
Comme une vague ancienne à travers la pierre.
C’est l’endroit
Où le passé est conservé.
Profondément changé,
Le paysage est le même.
Le futur arrive si vite,
Trop vite pour le craindre.
Et maintenant
Le futur est pratiquement
déjà achevé.
Il y a une différence cruciale entre les Anasazi et notre société complexe. L’effondrement des civilisations du passé comme les Anasazi était localisé. Il y avait toujours de nouvelles terres à conquérir, de nouvelles ressources naturelles à piller et de nouveaux peuples à soumettre. Notre époque est différente. Il ne reste plus de nouveau monde.
Nous ne pouvons plus vivre sur le capital du monde naturel, et à la place nous devrions apprendre à vivre avec les intérêts. Cela signifie la fin de la dépendance des énergies fossiles et de l’agriculture animale industrielle. Cela signifie adopter une simplicité qui rejette l’ethos du capitalisme et l’hédonisme et la gloutonnerie qui définie la société de consommation. Cela signifie une société commune dans laquelle les inégalités et les disparités de revenus ne sont pas extrêmes. Si nous continuons à vivre comme si le futur n’importait pas, notre société, comme celle des Anasazi, se fracturera et mourra. Nous disparaîtrons de la terre dans un suicide global.
L’espèce humaine fait face à sa plus grande crise existentielle. Déjà, nos élites reproduisent les imbécillités, l’arrogance et la cupidité des élites du passé. Ils amassent la richesse. Ils nous coupent des cercles du pouvoir. Ils utilisent des formes brutales de répression pour maintenir le contrôle. Ils épuisent et empoisonnent l’écosystème. Aussi longtemps que nos élites corporatistes seront au pouvoir, tant que nous n’arriverons pas à nous révolter, moins nous aurons de chance de survivre en tant qu’espèce. La vie sédentaire ou civilisée a moins de 10 000 ans. Notre construction sociale humaine particulière n’est qu’une nanoseconde pour l’univers. Ce pourrait être une expérience brève et fatale. Peut être, comme Franz Kafka l’écrivait, « il y a de l’espoir, mais pas pour nous. »
Source : Truthdig, Chris Hedges, 22-04-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
Tikehau // 21.05.2018 à 08h16
Cet article devrait être lu et étudié dès l’école primaire.

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