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dimanche 18 mars 2018

Les secrets de la France au Rwanda 3|3 - Le temps des archives


18 mars 2018

Le temps des archives

Les secrets de la France au Rwanda 3|3 Vingt-quatre ans après le génocide de 1994, l'accès aux archives reste un parcours semé d'embûches, en France comme au Rwanda, alors que la plupart des acteurs souhaitent leur ouverture complète. Pour écrire l'histoire et sortir des polémiques

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A-t-on encore beaucoup de choses à apprendre sur le génocide des Tutsi ? Dans la petite communauté des " rwandologues ", les avis ont longtemps été opposés – les uns souhaitant appliquer un devoir de transparence, les autres se retranchant derrière le secret militaire –, mais un consensus est en train d'émerger en faveur d'une ouverture complète et réelle des archives disponibles. Il faut dire qu'elles sont nombreuses, car si la France et le Rwanda de 1994 ont bien un point commun, c'est le goût immodéré de leurs -administrations respectives pour le papier. Dans les deux cas, les autorités civiles et militaires ont eu le réflexe de noter, consigner et conserver toutes leurs décisions. Le génocide, qui fit a minima 800 000 morts en trois mois, est donc abondamment documenté, tout comme la guerre qui opposa de 1990 à 1994 les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR, à dominante tutsi, emmené par Paul Kagame) aux troupes " régulières " des Forces armées rwandaises (FAR) soutenues par la coopération militaire française.
Côté français, le Service historique de la défense (SHD), basé au château de Vincennes, près de Paris, dispose à lui seul de 210 cartons d'archives " provenant de plus de 40 services ou unités différents ". Le recensement de ce fonds baptisé " Rwanda 1990-1998 " a été réalisé en  2007. Comme le détaille un inventaire confidentiel que Le Monde a pu consulter, il n'est, à l'époque, pas encore totalement trié mais presque complet, chaque unité ayant versé ses documents dans les délais légaux (cinq ans), à l'exception du cabinet civil de François Léotard, ministre de la défense de 1993 à 1995. Manquent tout de même des éléments importants… " L'absence la plus notable dans cet état est cependant celle des archives de la DGSE - direction générale de la sécurité extérieure - , précise l'inventaire, qui dispose de son propre service d'archives intermédiaires et n'a, à ce jour, rien reversé au SHD. " La direction du renseignement militaire (DRM), en revanche, a livré ses notes et rapports.
Les archivistes de la défense soulignent la richesse des pièces conservées, en particulier la présence des journaux de marche et d'opération (JOM), établis au jour le jour par chaque unité de terrain. De telles informations aident à mieux déterminer le processus de décision. " Les multiples niveaux, parallèles ou successifs, pris en compte offrent autant d'angles de lecture différents de la crise “Rwanda”, confirment les archivistes. A ce titre, il n'y a pas eu une, mais des crises “Rwanda”…  " Seul hic, d'après la loi, ce fonds est soumis à un délai de communication de soixante ans. Les chercheurs n'y auront donc accès qu'en  2054 !
Délais de communicationLa mémoire des responsables politiques a droit à un traitement différent, une exception au nom tout trouvé : les archives " sous protocole ". Ce dispositif a été inventé du temps de Valéry Giscard d'Estaing, pour les cas spécifiques des présidents et premiers ministres, les archives nationales ayant constaté, dans les années 1970, la disparition de nombreux documents. Pour inciter les dirigeants à les verser à l'Etat, une sorte d'arrangement a été institué garantissant aux intéressés le contrôle de leurs papiers : pendant la durée légale de protection (soixante ans), la consultation des archives présidentielles dépend de l'autorité qui les a versées, puis de son mandataire. Lui seul peut autoriser ou refuser les demandes de dérogation adressées par des chercheurs, des journalistes ou n'importe quel citoyen.
Les archives de la présidence Mitterrand entrent dans ce cadre. Aussi, François Hollande savait sans doute être l'auteur d'une fausse promesse en  2015, lorsqu'il annonça, au moment des commémorations du génocide, l'ouverture complète des archives Mitterrand sur le dossier rwandais. En réalité, seule l'ancienne ministre socialiste de la famille (2012-2014), Dominique Bertinotti, qui n'a pas répondu à notre demande d'entretien, peut exaucer cette promesse en tant que mandataire exclusive du fonds Mitterrand. C'est elle qui répond aux demandes de consultation, sans avoir à se justifier, sauf à invoquer comme motif de refus le fait que les documents réclamés sont " susceptibles de porter une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi ". Une formule assez floue pour ne pas prêter le flanc à la polémique.
François Graner en a fait l'amère expérience. Militant de l'association Survie, engagé depuis plusieurs années dans un travail de recherche sur le Rwanda, il a déposé une demande de consultation qui s'est soldée par deux autorisationset seize refus, sans la moindre explication. Sur les autres demandes formulées – pour l'essentiel par des " thésards " – les réponses varient, sans qu'il y ait, en apparence, de critères établis. " Le problème, souligne M. Graner, est que, sur six demandes d'accès, il y a eu six réponses différentes… " Comme il n'y a aucun recours possible en France, Survie a porté l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Sur le fond, le citoyen Graner n'attend pas de " scoops " des archives, sauf peut-être de celles des services de renseignement (DGSE, DRM), dont certains documents sont soumis à un délai de communication de… cent vingt ans. Sa démarche s'inscrit plutôt dans la perspective d'alimenter un débat de société : " L'enjeu principal est que, si l'on n'a rien à cacher et que l'on veut arrêter la polémique, alors il faut ouvrir entièrement les archives sur le Rwanda. Mais, pour cela, il faut une vraie volonté politique et en le faisant maintenant, alors que les victimes sont toujours en vie. "
L'amiral Jacques Lanxade, chef d'état-major des armées à l'époque du génocide, est lui aussi favorable à une telle ouverture. " Nous n'avons rien à nous reprocher, confie-t-il au MondeJe parle de ce que j'ai connu : ce que les forces armées ont fait. Je ne veux pas m'engager sur autre chose que les forces armées qui étaient sous mon autorité. Le reste, ce n'est pas moi. La DGSE, par exemple, cela ne me concerne pas, c'est leur affaire. Ouvrir les archives aujourd'hui, vingt-quatre ans après les faits, je ne pense pas que cela puisse dévoiler quelque chose sur l'organisation des armées. Il n'y a pas là de secrets qui doivent être préservés. "
A Kigali, le président Paul Kagame (l'ex-rebelle du FPR) ne paraît pas pressé, lui non plus, d'ouvrir les archives militaires, même s'il fait souvent de cette revendication un argument politique face aux Français. En 2017, le gouvernement rwandais a d'ailleurs pris une curieuse initiative, toujours au nom de la transparence.
L'affaire commence à Washington, où il charge le cabinet d'avocats Cunningham Levy Muse LLP de constituer un fonds d'archives sur le génocide. Deux avocats américains viennent alors à Paris etdemandent à nous rencontrer (*). Ce jour-là, le 20  avril 2017, ils présentent leur démarche comme désintéressée, en tout cas ayant pour but de faire progresser la connaissance historique. Le " deal " proposé est en substance le suivant : " Si vous nous aidez à alimenter ce fonds en fournissant vos archives, alors nous vous donnerons accès à l'ensemble des pièces collectées. " Dans un mail daté du 3  août 2017, ils se disent désireux de " construire une base d'archives, afin d'être sûrs que les générations de Rwandais à venir soient en mesure de s'approprier leur propre histoire ".
Deux conteneurs remplis au RwandaSurprise : six mois plus tard, le 11  décembre 2017, le cabinet publie un rapport de 50 pages, pour documenter, dit le texte, le " rôle et la connaissance que les officiels français avaient sur le génocide contre les Tutsi ". En résumé, il s'agit d'un rapport à charge où les connaisseurs du dossier n'apprendront pas grand-chose, puisque les avocats en question ont surtout compilé des faits et documents déjà rassemblés en France par la mission d'information parlementaire de 1998. La presse américaine relaie l'information, sans s'y attarder ; la presse française l'évoque à peine. L'opération aura été aussi inefficace qu'absurde, si elle s'arrête là. D'après nos informations, les avocats américains sont maintenant à l'œuvre dans la capitale rwandaise, afin d'y recenser les archives exploitables.
Les autorités de Kigali détiennent au moins deux conteneurs remplis d'archives militaires des ex-FAR (forces gouvernementales en partie responsables du génocide), selon une confidence faite par James Kabarebe, l'actuel ministre de la défense, à l'époque où il était encore chef d'état-major de l'armée nationale. Les archives de la présidence Habyarimana – le président hutu tué dans un attentat en avril  1994 – pourraient-elles aussi livrer quelques secrets ? Pourquoi ne sont-elles pas ouvertes aux chercheurs ? M.  Kagame espère-t-il encore y puiser des éléments compromettants dans le bras de fer qui l'oppose à Paris ?
Le dossier pourrait se débloquer lors d'une prochaine visite du président français au Rwanda. M. Macron et M. Kagame semblent s'apprécier, comme le montrent les photos de leur première poignée de main, certes un peu crispée, le 18  septembre 2017, à New York. L'image a été tweetée par la présidence rwandaise. Augure-t-elle d'un rapprochement ? Plusieurs signaux politiques ont, depuis, confirmé cette tendance. Le 29  octobre, dans un entretien au Monde, la ministre rwandaise des affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, appelait à un geste : " Nous attendons de la France qu'elle prenne ses responsabilités, ce n'est pas à coups de faux procès, de faux rapports qu'elle le fera. Nous, Rwandais, avons dû nous confronter à nous-mêmes, c'est au tour de la France de le faire. " Quelques jours plus tard, M. Kagame répondait à l'invitation française de participer au Forum sur la sécurité de Dakar, organisé par le Sénégal et la France. Une présence significative pour Paris, qui a besoin de son appui – en tant que président de l'Union africaine tout au long de 2018 – dans le cadre de sa présence militaire au Sahel.
Que pense Emmanuel Macron, qui n'avait que 16 ans au moment du drame rwandais et dont la formation politique ne compte aucun protagoniste de l'époque ? Le chef d'Etat n'a pas évoqué le sujet depuis son élection. Sollicité, l'Elysée n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Pour certains protagonistes, l'ouverture des archives devrait s'accompagner d'une loi d'amnistie couvrant les militaires français. " Mais cela voudrait dire que l'on a commis une erreur et ce n'est pas le cas, rétorque au Monde l'amiral Jacques Lanxade. Je ne suis pas d'accord avec Nicolas Sarkozy lorsqu'il parlait d'erreur”. " Et l'ancien chef d'état-major des armées de prévenir à l'adresse du président Macron : " Les militaires vont attendre du président de la République, quand il va aller au Rwanda, qu'il prenne la défense des soldats français et de leur action. " La mise en garde a le mérite de la clarté.
(*) L'auteur de cette série d'articlesest un spécialiste du dossier rwandais. Il est le coauteur, avec Benoît Collombat, d'" Au nom de la France. Guerres secrètes au Rwanda " (La Découverte, 2014).
David Servenay
© Le Monde



18 mars 2018

Faire la clarté sur le rôle de la France au Rwanda

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Aquoi bon enquêter sur le rôle de la France avant et pendant le génocide des Tutsi en  1994 au Rwanda  ? Tout n'a-t-il pas déjà été dit par la Mission d'information parlementaire de 1998  ? Les archives n'ont-elles pas été déclassifiées par François Hollande en  2015  ? Nicolas Sarkozy n'a-t-il pas reconnu en  2010 des "  erreurs d'appréciation, des erreurs politiques  " qui "  ont eu des conséquences absolument dramatiques  "  ? Eh bien non. Il reste d'importantes zones d'ombre.
Certaines relèvent de la France, d'autres pas. Ce génocide, le dernier du XXe  siècle, est loin d'avoir été élucidé dans toutes ses dimensions. A commencer par son "  déclencheur  ", l'attentat du 6  avril 1994 contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana  : ce crime, qui est à l'origine mais qui n'est pas la cause des massacres qu'une partie du régime en place avait largement préparés, est devant la justice française depuis vingt ans, sans que l'enquête soit close. D'autres procédures sont en cours, visant des militaires français pour leur rôle durant l'opération militaro-humanitaire "  Turquoise  " intervenue fin juin  1994, avec pour mandat de l'ONU de faire cesser les massacres et de protéger les civils. Ces procédures sont devenues une gêne diplomatique et un abcès de fixation.
La série d'enquêtes que Le Monde vient de publier montre que le rôle de la France, meilleur soutien du régime Habyarimana dans sa guerre contre la rébellion tutsi du Front patriotique rwandais – FPR –, est loin d'avoir été clair pendant les massacres. "  Turquoise  ", dans l'esprit de certains dirigeants français, devait, sous couvert d'humanitaire, remettre en selle le gouvernement intérimaire rwandais, auteur du génocide. Trop occupée à massacrer des civils, l'armée rwandaise était, en effet, en train de perdre la guerre contre le FPR. Quand les soldats de "  Turquoise  " ont débarqué au Zaïre voisin, il était – heureusement – trop tard pour reprendre le contrôle de Kigali, la capitale.
D'autres faits sont troublants. Pourquoi et comment des livraisons d'armes aux Forces armées rwandaises (FAR) ont-elles pu avoir lieu sous les yeux des soldats français en plein embargo de l'ONU  ? Que faisaient et que savaient les militaires français restés aux côtés des FAR après le début du génocide  ? Enfin, pourquoi des avertissements explicites – comme la note de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense que nous avons révélée – sur la catastrophe à venir, la répétition de massacres précurseurs, la formation de milices, la préparation des esprits, ont-ils été ignorés  ?
Sur tous ces points, le travail de la mission parlementaire de 1998 est pour le moins incomplet et ses conclusions lénifiantes. Les tribunaux ne sont pas le lieu, non plus, pour dire sereinement l'Histoire. Parce qu'ils sont les premiers visés par les instructions en cours, des militaires sont sortis de leur réserve, pour se défendre ou mettre en cause les ordres reçus. C'est aux politiques et à leurs archives qu'il incombe de "  parler  ". A commencer par celles de François Mitterrand, qui a joué un rôle essentiel dans le soutien au régime rwandais de 1990 à 1994. Ses écrits sont consultables, mais uniquement selon le bon vouloir de Dominique Bertinotti, gestionnaires des archives du président défunt.
Emmanuel Macron, qui n'a pas d'héritage politique à ménager, ni à droite ni à gauche (la France était en cohabitation en  1994), est le mieux placé aujourd'hui pour rendre réelle et effective la déclassification annoncée par son prédécesseur en  2015. C'est une exigence morale et historique.
© Le Monde
 

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