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dimanche 18 mars 2018

Des Tchernobyl invisibles


18 mars 2018

Des Tchernobyl invisibles

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Certains chiffres sont si surprenants qu'ils font lever le sourcil. C'est le cas de ceux révélés dans la dernière édition de la revue The Lancet Public Health, sous la signature d'une équipe d'épidémiologistes conduits par Bruce Lanphear. Ceux-ci publient une réévaluation de la mortalité attribuable au plomb aux Etats-Unis et parviennent à une estimation frappante : outre-Atlantique, ce sont quelque 400 000 personnes qui meurent, chaque année, de l'exposition de la population à ce métal lourd – conséquence de sa présence généralisée dans l'environnement au sens large, l'eau et la chaîne alimentaire… L'ordre de grandeur est stupéfiant : le plomb serait responsable de près de 18  % de la mortalité aux Etats-Unis !
Pour établir ce chiffre, les chercheurs ont analysé les données d'une cohorte rassemblant quelque 15 000 Américains, suivis pendant deux décennies. Ils ont comparé la fraction la moins exposée à celles des individus les plus exposés : chez ces derniers, la mortalité due aux maladies (notamment cardiovasculaires) connues pour être aggravées par le plomb était plus élevée, et ce dans des proportions dépassant largement ce qui était attendu. Pour limiter les biais, les auteurs ont pris en compte nombre d'autres facteurs (alcool, tabac, etc.). Ils ont aussi répété l'analyse en la limitant aux individus de la cohorte ayant un taux de plomb inférieur à 5 microgrammes par décilitre de sang, confirmant qu'il n'existe aucun seuil d'exposition sans risque.
Variété de causes" La tendance à la hausse mondiale - des maladies cardiovasculaires - est attribuée à la croissance démographique, au vieillissement, ainsi qu'aux facteurs de risques com-portementaux et métaboliques comme le tabac, l'hypertension, la sédentarité, l'obésité et la consommation excessive d'alcool, écrit Philip Landrigan (Mount Sinai Hospital, New York), un des grands spécialistes de santé environnementale, dans un commentaire publié par le LancetJusqu'à présent, peu d'attention a été accordée à la contribution possible du plomb. Cela fait partie de l'indifférence à la contribution des pollutions aux maladies non transmissibles " (maladies cardiovasculaires, cancers, diabète de type 2, etc.).
Cette indifférence est liée à une variété de causes. L'une d'elles est contingente : l'épidémiologie moderne s'est d'abord penchée sur les facteurs les plus simples à relever (tabac, alcool, médicaments, corpulence, alimentation, sédentarité, profession, etc.). C'est-à-dire sur ce qu'il est facile de demander, par questionnaire, aux individus enrôlés dans une cohorte. Vous pouvez estimer le nombre de verres de vin ou de cigarettes que vous consommez, mais vous ignorez votre exposition au plomb, aux pesticides, aux dioxines, etc. Ces données ne peuvent être obtenues qu'au prix de prélèvements et d'analyses coûteuses.
Ainsi, l'épidémiologie environnementale n'a réellement pris son essor que dans les années 1990, estime Rémy Slama, chercheur à l'Institute for Advanced Biosciences (Inserm, CNRS, université Grenoble-Alpes) dans une somme remarquable tout juste publiée (Le Mal du dehors. L'influence de l'environnement sur la santé, Quae, 376 pages, 22  euros). Cette science, écrit-il, est celle des " catastrophes invisibles ". Celles qui frappent silencieusement les populations et peuvent demeurer sous le radar pendant des décennies, voire des siècles.
De fait, le plomb est utilisé depuis l'Antiquité dans de nombreuses applications (vaisselle, peintures, etc.). Sa toxicité est connue depuis le Ier  siècle de l'ère commune, et la première mesure de santé publique restreignant son usage remonte à la fin du XVIIe  siècle. Dans les années 1920, malgré l'opposition de médecins, Thomas Midgley, un chimiste de General Motors, eut pourtant l'idée de l'intégrer à l'essence (sous forme de plomb tétraéthyle), pour ses propriétés antidétonantes.
" Midgley était au courant des effets sanitaires du plomb, car des ouvriers de General Motors en étaient morts, raconte Rémy Slama. Il continuera pourtant à clamer que l'utilisation du plomb tétraéthyle est un bienfait, allant jusqu'à en inhaler lors de conférences de presse pour convaincre de son innocuité. " Il faudra attendre six décennies pour ôter ce poison de nos carburants. Et il faudra en attendre quatre de plus pour avoir des preuves fortes de l'ampleur de ce " Tchernobyl " invisible. Hélas : le plomb est ubiquitaire et, même si sa présence a chuté, nous devrons nous en accommoder pour longtemps.
D'autres Tchernobyl invisibles sont devant nous. Le scandale du chlordécone, par exemple, ne sera pas le moindre. Interdit en  1976 aux Etats-Unis, ce pesticide cancérogène et perturbateur endocrinien a été utilisé par dérogation dans les bananeraies des Antilles françaises, jusqu'au milieu des années 1990. Il contamine désormais, pour plusieurs siècles, les sols, les rivières, les nappes phréatiques et les écosystèmes côtiers de grandes étendues de Guadeloupe et de Martinique. Une large part de la population y en est imprégnée et encourt des risques accrus de certaines maladies – cancer de la prostate notamment.
Bientôt, sans doute, il sera possible d'estimer le nombre de -personnes tuées par la négligence de ceux qui, dans les années 1980 et 1990, permirent le maintien du chlordécone sur le marché. -Certes, il n'y avait alors, comme pour le plomb en  1920, aucune " preuve " stricto sensu que, à de faibles niveaux d'exposition, ce produit augmenterait le risque de certaines maladies chez les humains. C'était ignorer trois choses. La première est que les données sur l'animal étaient alarmantes ; la deuxième est qu'absence de preuves n'est pas preuve d'absence ; la troisième est qu'en santé publique les preuves définitives ne s'obtiennent qu'au prix de malades et de morts.
par Stéphane Foucart
© Le Monde

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