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dimanche 18 mars 2018

Bahreïn Sept ans de répression


18 mars 2018

Bahreïn Sept ans de répression

Partis dissous, interdictions de sortie de territoire, déchéances de nationalité, condamnations à mort… Depuis 2011, le royaume, sous influence saoudienne, intensifie les mesures cœrcitives afin d'écraser toute contestation émanant de la communauté chiite, majoritaire dans le pays

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Les entrées sont presque toutes barrées par des grillages en fer, des murets de béton ou des rouleaux de barbelés. Une batterie de caméras et de projecteurs traque les mouvements suspects aux alentours. Des policiers en tenue antiémeute patrouillent à proximité. La localité chiite de Diraz, dans le nord-ouest du royaume de -Bahreïn, peuplée de 20 000  habitants, est soumise à un quasi-blocus. Sur les onze routes reliant cette banlieue de Manama, la capitale, au reste de ce minuscule archipel du golfe Persique, deux seulement sont encore ouvertes. Les seules personnes habilitées à les emprunter sont les résidents de Diraz eux-mêmes, après vérification de leurs papiers d'identité aux barrages de police érigés sur ces voies d'accès.
" Impossible d'inviter des amis ou des parents, impossible d'organiser des funérailles ou des mariages, impossible même de faire venir une ambulance ou le moindre dépanneur, s'insurge Abou Qassem, un fonctionnaire à la retraite, attablé à un café, et qui, pour des raisons de sécurité, préfère ne pas donner son véritable nom. Les épiceries ferment les unes après les autres car les livraisons sont devenues trop aléatoires. On étouffe. C'est comme ça depuis le 20  juin 2016 ", ajoute-t-il.
Ce jour-là, le ministère de l'intérieur de Bahreïn avait retiré sa nationalité au cheikh Issa Qassem, le guide spirituel des chiites du royaume, accusé de menées " théocratiques " en lien avec les " ennemis de la nation ", autrement dit l'Iran. Cette nouvelle escalade dans la confrontation entre le pouvoir, aux mains de la dynastie sunnite des Khalifa, et la communauté majoritaire du royaume, victime de discriminations, avait déclenché une mobilisation immédiate des habitants de Diraz, bourg natal du vieil ayatollah. De crainte qu'il ne soit déporté, des milliers de personnes s'étaient massées aux abords de son domicile, incitant les autorités à verrouiller Diraz, pour éviter que le mouvement reçoive des renforts.
Diraz, bastion de la contestation chiiteLe sit-in a duré près d'un an. Il a été brutalement dispersé le 23  mai 2017, au prix de 5  morts et 280 arrestations parmi les protestataires. Les coupures d'Internet, une punition systématique le soir, ont cessé. Mais les forces de sécurité n'ont pas desserré leur garrot. Diraz, bastion de la contestation chiite, reste sous étroite surveillance, à l'image du pays tout entier, qui, ces derniers mois, sous l'intensification de la répression, s'est transformé en royaume du silence. Un pays bâillonné, pétrifié, où les opposants jettent des regards anxieux autour d'eux avant de se confier à un journaliste, et préfèrent parfois être interviewés dans leur voiture, tout en conduisant, plutôt que de s'exposer dans un lieu public ou de recevoir à leur domicile.
" Avant, on criait dans le vide, personne ne nous écoutait, mais on pouvait au moins protester, dit un avocat, habitué des dossiers liés aux droits de l'homme. Aujourd'hui, ce n'est même plus possible, plus personne ou presque n'ose élever la voix. " " 2017 a été l'année la plus noire depuis l'écrasement du soulèvement de 2011 ", confirme Nidal Salman, du Bahrain Center for Human Rights (BCHR), une ONG interdite mais qui reste active, et dont le directeur en titre, Nabil Rajab, a été condamné en février à cinq ans de prison, pour des Tweet critiquant le gouvernement.
En l'espace de quelques mois, les autorités ont repris à l'opposition les ultimes gages de pluralisme qu'elles lui avaient concédés au début des années 2000. Le 31  mai 2017, un tribunal a ainsi ordonné la dissolution du parti Waad. Cette formation d'inspiration sociale-démocrate a été jugée coupable de " soutien au terrorisme " pour avoir accordé à trois militants chiites, exécutés au début de l'année, le titre de " martyrs de la patrie ". Les trois hommes avaient été condamnés à la peine capitale pour leur rôle supposé dans un attentat à la bombe, fatal à trois policiers.
Leur mise à mort, le 15  janvier 2017, une première dans l'archipel depuis 1996, avait été qualifiée d'" exécution extrajudiciaire " par l'ONU, tant leur procès avait été émaillé d'irrégularités. Un an avant le Waad, le parti chiite conservateur Wifaq avait, lui aussi, été interdit. Les deux formations, partisanes de l'instauration d'une monarchie constitutionnelle – et non d'une république, objectif poursuivi par d'autres factions plus radicales – avaient été à la pointe des manifestations organisées en février-mars  2011 sur l'esplanade de la Perle, la " place Tahrir " de Manama.
La révolte, intervenue en plein " printemps arabe ", avait donné l'alerte parmi les familles régnantes du Golfe, rétives à tout partage du pouvoir, et enclines à voir dans les communautés chiites une cinquième colonne à la solde de l'ennemi iranien. Le soulèvement de Manama avait été maté par l'intervention de forces saoudiennes et émiraties, le 14  mars 2011, dans le cadre des accords de défense liant Bahreïn à ses partenaires du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le club des pétromonarques de la péninsule arabique.
Le 4  juin 2017, quelques jours après la mise à l'index du Waad, un ordre du ministère de l'information a fermé le quotidien Al-Wassat, le seul qui ne recopie pas la propagande officielle. La proximité entre les deux événements, consécutifs à l'attaque de la chaîne humaine autour du domicile du cheikh Qassem, n'est pas un hasard. Ces coups de force en cascade sont la résultante du réalignement diplomatique des Etats-Unis avec les monarchies du Golfe, annoncé par Donald Trump lors de sa visite à Riyad le 21  mai.
Durant ce voyage, le président américain avait refait de Téhéran l'ennemi numéro un de Washington, au grand soulagement des monarques du Golfe, exaspérés par la politique de détente poursuivie par Barack Obama, artisan du fameux accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14  juillet 2015. Le nouveau locataire de la Maison Blanche s'était entretenu avec chacun de ces potentats, promettant à HamadBen Issa Al-Khalifa, le souverain bahreïni, d'en finir avec les remontrances formulées par son prédécesseur sur la question des droits de l'homme.
" Le roi a compris le message, il est revenu de Riyad le 22  mai, et le 23, la police a donné l'assaut à Diraz, observe un détracteur du régime, désireux de conserver l'anonymat. Trump est la pire chose qui soit jamais arrivée à l'opposition. Les loyalistes jubilent. Ils ont encore trois ans de tranquillité  devant eux. " L'ex-secrétaire général du Waad, Ibrahim Sharif, libéré de prison en juillet  2016, après cinq ans derrière les barreaux, partage ce point de vue. " Le gouvernement a reçu un chèque en blanc. Il sait qu'à moins de perpétrer des tueries de masse, les Etats-Unis n'émettront pas de critique sérieuse ", dit cet ancien banquier, qui est le seul opposant politique à oser parler à visage découvert.
Ces derniers mois, le pouvoir a aussi renforcé son arsenal répressif. Le 3  avril 2017, un amendement à la Constitution a été adopté, autorisant les tribunaux militaires à juger des civils. Le gouvernement n'a pas tardé à tirer profit de ce nouveau dispositif. Fin décembre, six hommes ont été condamnés à mort, par une cour militaire, au motif qu'ils auraient préparé l'assassinat du chef d'état-major. Selon la Fédération internationale des droits de l'homme, les accusés ont été victimes " de disparitions forcées ", puis torturés et enfin empêchés de rencontrer leur avocat avant leur procès. Début février  2018, 22 Bah-reïnis se trouvaient dans le couloir de la mort, un – triste – record dans l'histoire de l'archipel.
Le gouvernement justifie ce tour de vis par la nécessité de lutter contre des " cellules terroristes " en lien, selon lui, avec l'Iran. Des attaques à la bombe ou à main armée ont, de fait, été commises, ces dernières années, par de jeunes chiites radicalisés, contre des policiers ou des installations pétrolières. " Les amendements constitutionnels servent à prendre en compte la nature évolutive des menaces auxquelles nous faisons face et sont conformes à notre engagement résolu à -protéger le peuple de Bahreïn ", affirme une source gouvernementale, qui assure que tous les accusés ont droit à un procès " transparent " et " équitable ".
apatrides puis déportésAutre instrument de répression dont l'usage s'accroît : la déchéance de nationalité. Ce châtiment a été infligé à 578 personnes depuis 2012, dont 150 durant la seule année 2017 et 74 depuis le début de l'année 2018. Le 5  février, 8 Bahreïnis rendus apatrides ont été déportés, 6 vers l'Irak et 2 vers l'Iran. Moins visible, mais tout aussi efficace pour étouffer la dissidence : l'interdiction de voyager. Une cinquantaine d'opposants sont concernés par cette sanction, qui vise principalement à les empêcher de témoigner contre le régime bah-reïni à l'étranger, notamment devant le Conseil des droits de l'homme de l'ONU, à Genève.
Les techniques d'intimidation incluent aussi le chantage à la vidéo intime, les convocations à répétition chez le procureur, fût-ce pour un simple re-Tweet et, pour les organisations professionnelles, le resserrement de la tutelle administrative. " Il y a deux mois, le ministère de la justice a ordonné aux cabinets d'avocats de recruter des comptables ayant son agrément, raconte l'avocat précédemment cité. Tout cela est évidemment fait pour nous surveiller. Tous les ordres - professionnels - sont sous pression. Celui des enseignants est dissous depuis 2011, celui des médecins a été noyauté par les loyalistes. Plus aucun ne peut travailler librement. "
Le raidissement de Manama est aussi le produit de la crise interne au CCG. Le 5  juin 2017, accusant le Qatar de collusion avec l'Iran et les mouvements djihadistes au Proche-Orient, les Emirats et l'Arabie saoudite, suivis par Bahreïn, ont coupé toutes relations diplomatiques et économiques avec cet émirat gazier. C'est la veille que le quotidien Al-Wassat avait été fermé. Une manière pour la famille Khalifa de s'assurer qu'aucune fausse note ne viendrait troubler la mise en quarantaine de Doha.
" La couronne bahreïnie déteste les Al-Thani, la dynastie au pouvoir au Qatar, presque autant que les chiites de l'archipel ", souligne un bon connaisseur de la scène politique locale, qui préfère rester anonyme. Un ressentiment qui remonte à la fin du XIXe  siècle, époque où le Qatar, sous l'impulsion des Al-Thani, alors simple famille de négociants de Doha, s'est affranchi de la tutelle de Bahreïn, puissance dominante sur la presqu'île pendant un siècle. " Les Khalifa ne l'ont jamais accepté, ils pensent que Doha et Zubara - un site antique du nord du Qatar - sont toujours à eux ", poursuit cet observateur.
Comme l'Arabie saoudite, dont il est un vassal, et comme les Emirats arabes unis, Bah-reïn s'est empressé de criminaliser l'expression de propos favorables au Qatar. Un avocat qui avait jugé le blocus de Doha " arbitraire " a été prestement envoyé en prison. " On est confrontés à des esprits totalitaires, confie un dissident. Le Qatar est devenu le diable, personne n'a le droit d'émettre un point de vue différent. Les médias locaux n'ont même pas pu rapporter les propos de Rex Tillerson - l'ex-secrétaire d'Etat américain - ou d'Emmanuel Macron, qui poussent à une réconciliation avec Doha. "
La crise avec le Qatar, aubaine politique, a aussi permis au pouvoir d'ouvrir de nouvelles poursuites contre Ali Salman, le chef du parti Wifaq. Le leadeur, qui purge depuis 2015 une peine de quatre ans de prison, pour " insultes contre l'Etat et incitation à la haine ", a été accusé en novembre 2017 d'" espionnage " au profit de Doha. Les charges reposent sur une conversation de mars  2011, entre Salman et Hamad Ben Jassem Al-Thani, alors premier ministre du Qatar, qui menait une médiation officielle entre l'opposition et le gouvernement. " Ces accusations sont hilarantes, dit Ibrahim Sharif, du parti Waad. Personne n'aurait l'idée de conspirer contre l'Etat sur une ligne téléphonique évidemment écoutée par les services de renseignement. "
Bahreïn, Petit Poucet du front anti-Qatar, ferait-il du zèle pour plaire aux deux hommes forts du Golfe, Mohammed Ben Salman dit " MBS ", l'impétueux prince héritier saoudien, et Mohammed Ben Zayed, le très rigide régent des Emirats ? Le duo, partisan d'une diplomatie musclée, est le concepteur de l'offensive contre Doha. Et Manama, qui partage avec le royaume wahhabite sa principale source de revenus, le gisement pétrolier d'Abou Safa, et dont les finances sont sous perfusion du CCG, ne peut pas se permettre de les décevoir. " La fermeture d'Al-Wassat est une aberration, reconnaît un notable chiite proche du palais royal. Dans les cercles du pouvoir, il y a des jusqu'au-boutistes, qui se sentent encouragés par le climat régional et la montée en puissance de “MBS”. "
La pression des autorités s'étend jusqu'aux diplomates étrangers. Au mois de décembre, une représentante du bureau de l'Union européenne à Riyad a dû couper court à une discussion avec la militante des droits de l'homme, Nidal Salman, après avoir reçu un subit coup de téléphone de sa hiérarchie. Quelques semaines plus tôt, l'expert américain Dwight Bashir, chargé des questions de liberté de culte au Département d'Etat, a annulé un rendez-vous avec elle, à la dernière minute, sans explication. " Je pense que le ministère des affaires étrangères interdit aux diplomates de voir des défenseurs des droits de l'homme sans son approbation, dit Nidal Salman.Les chancelleries étrangères, sur lesquelles nous nous appuyions pour faire connaître la situation sur le terrain, sont obligées de prendre leurs distances. "
Cette régression accable les militants de la société civile qui avaient cru aux réformes initiées par le roi Hamad, au début des années 2000, peu après son arrivée au pouvoir. Le retour des exilés, la libération des prisonniers politiques, l'organisation d'élections législatives et l'octroi du droit de vote aux femmes avaient soulevé de grands espoirs. ONG, partis politiques et journaux fleurissaient. Bahreïn, foyer de mobilisation politique dans les années 1950-1960, semblait rattraper le Koweït, la cité-Etat la plus libérale de la péninsule.
" Je n'aurais jamais imaginé à cette époque qu'on en serait là, quinze ans plus tard,soupire un vieux dissident. Le roi n'a pas tenu ses promesses, le virage vers la monarchie parlementaire s'est arrêté, les protestations ont repris et le reste est connu. Aujourd'hui, les opposants sont tous déprimés. Les religieux chiites s'enferment dans leur martyrologie, ils deviennent de plus en plus apathiques, tandis que les libéraux, eux, s'enfoncent dans l'alcool ", ajoute-t-il avec une moue dépitée.
l'État frôle la banquerouteSauf déblocage, les élections législatives prévues cette année se dérouleront en l'absence du Wifaq et du Waad, les deux piliers de l'opposition. " C'est une erreur, la démocratie se construit pas à pas, déplore Sawsan Al-Shaer, une journaliste proche du pouvoir. Ces gens refusent de jouer leur rôle d'opposant dans le cadre de la Constitution. Ils continuent à penser en termes de révolution. Ils se disent modérés mais ils sont liés à l'Iran. " " Si le gouvernement veut que nous participions à ce scrutin, il doit relâcher des prisonniers et ouvrir un dialogue ", rétorque une personnalité de l'opposition, sous le couvert de l'anonymat.
Certains observateurs pensent que la détérioration de la situation économique pourrait inciter le pouvoir à tendre la main à l'opposition. Bahreïn a été le pays du CCG le plus affecté par la dégringolade des cours du pétrole, qui finance 80  % de ses revenus. Avec une dette de 10  milliards de dinars bahreïnis (21,5  milliards d'euros), soit 90  % de son PIB, l'Etat frôle la banqueroute. D'où son entrain, depuis un an, à instaurer des taxes et à couper dans les subventions. Un programme très impopulaire, que les autorités pourraient contrebalancer par une ouverture dans le domaine politique.
" Le gouvernement doit faire preuve de courage, insiste un opposant. Mais les Emirats et l'Arabie saoudite sont-ils prêts à le laisser faire ? " Un familier du palais royal approuve la remarque. " La marge de manœuvre du roi Hamad est très limitée. Même s'il se contentait de satisfaire la moitié des revendications de l'opposition, ce serait déjà trop pour -l'Arabie saoudite. "
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Benjamin Barthe
© Le Monde



18 mars 2018

Le filon du dialogue interreligieux

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Bahreïn a fait de la tolérance religieuse et du dialogue interconfessionnel sa marque de fabrique. Devant les journalistes et les diplomates étrangers, les autorités ne manquent jamais de vanter la liberté de culte dont jouissent les communautés immigrées qui forment la moitié des 1,4  million d'habitants de l'archipel.
L'arrêt devant la cathédrale du Sacré-Cœur de Manama, l'une des nombreuses églises du pays, est une étape obligée dans le programme des personnalités de passage dans la capitale. Le royaume, qui abrite une nombreuse main-d'œuvre d'origine asiatique, compte aussi des temples bouddhistes et hindous, en vertu de l'article  22 de la Constitution qui offre à tous les résidents la possibilité de pratiquer leur foi.
Cette réalité, qui tranche avec l'intolérance de mise en Arabie saoudite, où seul l'islam a droit de cité, s'est transformée en argument de promotion du régime. A la suite des cascades de critiques qu'il a essuyées en  2011, du fait de la répression du mouvement de protestations né dans le sillage des révolutions tunisienne et égyptienne, le gouvernement a créé plusieurs organismes consacrés à la cœxistence entre les religions.
Salon de beauté et réseau de relationsLe plus célèbre d'entre eux est This Is Bahrain. Sa présidente, Betsy Mathieson, une expatriée écossaise qui réside dans le royaume depuis 1980, a longtemps tenu un salon de beauté très réputé à Manama, grâce auquel elle s'est constitué un réseau de relations haut placées. Son rôle à la tête de This Is Bahrain consiste à faire tourner dans les capitales occidentales d'immenses délégations de 100 à 200 habitants de l'archipel, représentatifs de la multitude des cultes qui y sont pratiqués.
Washington, Paris, Londres, Bruxelles, Rome, New York, etc. Chaque déplacement est l'occasion de rencontres avec les élites religieuses, politiques et médiatiques du pays visité et d'échanges enthousiastes sur la mosaïque confessionnelle bahreïnie. L'imam de Drancy, le Franco-Tunisien Hassen Chalghoumi, figure autant décriée qu'encensée de l'islam hexagonal, se joint parfois à ces grands-messes œcuméniques, dont le retentissement est décuplé par le climat de tension généré en Europe par les attentats djihadistes. " J'ai grandi à 100  mètres d'une église et à 300 mètres d'un temple hindou. Bahreïn est le plus bel exemple de cœxistence du monde ", professe un responsable de This Is Bahrain, qui assure que l'organisation " ne fait pas de politique ".
La déclaration fait sourire les opposants. " Célébrer la cœxistence à Bahreïn, c'est une manière d'effacer les discriminations dont sont victimes les chiites - la communauté majoritaire dans l'archipel - et les violations des droits de l'homme, assène Ibrahim Sharif, dirigeant du parti de gauche Waad. C'est vrai qu'il n'y a pas de restriction dans la pratique religieuse. Mais la tolérance religieuse sans la tolérance politique ne veut pas dire grand-chose. Le régime d'apartheid en Afrique du Sud garantissait lui aussi la liberté de culte. "
Signe que l'investissement de Bahreïn dans le dialogue interreligieux est loin d'être désintéressé, Betsy Mathieson est régulièrement dépêchée à Genève, devant le Conseil des droits de l'homme des Nations unies, pour y relayer le point de vue des autorités. " Son rôle consiste à contredire les défenseurs des droits de l'homme bahreïnis, à les calomnier devant les caméras de la télévision d'Etat ", témoigne un opposant qui l'a croisée sur place en  2015.
En décembre  2017, le voyage organisé à Jérusalem par This Is Bahrain, en violation des règles de la Ligue arabe qui prohibe tout contact avec -Israël, avait suscité un tollé sur les -réseaux sociaux. De nombreux observateurs y avaient vu un indice supplémentaire de la normalisation rampante des relations entre les monarchies du Golfe et l'Etat hébreu. La controverse avait été d'autant plus forte que ce déplacement intervenait juste après la reconnaissance par -Donald Trump de Jérusalem comme capitale d'Israël.
L'épisode n'a cependant pas entamé la foi des dirigeants bahreïnis dans les vertus du dialogue interreligieux. Un centre international consacré à cette cause, le King Hamad's Global Centre for Inter-Faith Dialogue and Peaceful Co-Existence, devrait bientôt ouvrir ses portes à Manama. Le filon est inépuisable.
B. Ba. (Manama, envoyé spécial)
© Le Monde


18 mars 2018

Laurent Bonnefoy " Au Yémen, une frontière entre le Nord et le Sud reprend forme dans les esprits "

Dans le nord du pays, les houthistes bénéficient d'un certain soutien de la population par réflexe antisaoudien, estime le chercheur. Tandis que dans le Sud, la coalition menée par l'Arabie saoudite s'appuie sur des acteurs qui ne sont pas prêts à mourir pour aller libérer le Nord

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Depuis qu'ils ont assassiné, le 4  décembre 2017, leur unique allié, l'ex-président Ali Abdallah Saleh, les rebelles houthistes du Yémen contrôlent sans partage la capitale de leur pays, Sanaa, et l'essentiel des hauts plateaux du Nord – soit les régions les plus peuplées. Ils y administrent un semblant d'Etat qu'aucune puissance au monde ne reconnaît. Pour Laurent Bonnefoy, chercheur du CNRS au CERI/Sciences Po et auteur du Yémen. De l'Arabie heureuse à la guerre (Fayard, 2017), l'offensive que mène l'Arabie saoudite contre les houthistes depuis mars  2015, loin de les affaiblir, leur a permis d'asseoir leur pouvoir. Sous les bombes saoudiennes, et face au désordre qui règne dans les zones " libérées " du Sud, les rebelles apparaissent, aux yeux d'une partie de la population, comme un moindre mal.


Après avoir assassiné l'ex-président -Saleh, les houthistes peuvent-ils tenir seuls le Yémen du Nord ?

Lorsque Ali Abdallah Saleh s'est retourné contre eux, le 2  décembre 2017, après trois ans d'une alliance opportuniste, la résistance que lui ont opposée les houthistes a surpris la plupart des analystes. Ils ont démontré leur force, hors de leur fief situé à la frontière saoudienne, dans des zones où ils paraissaient moins implantés, notamment dans la plaine côtière de la Tihama, à l'ouest, et dans la ville de Taëz, au centre. On a alors constaté que des composantes de l'armée, que l'on supposait alliées à M. Saleh, s'étaient progressivement alignées sur les positions des houthistes. Leurs ressources ne sont cependant pas illimitées.
La coalition de pays arabes que mène l'Arabie saoudite au Yémen a, depuis, enregistré quelques avancées, et je ne serais pas surpris si elle revendiquait dans les mois à venir une victoire importante à Taëz ou dans le port d'Hodeïda - située sur la mer Rouge et quatrième plus grande ville du pays - . Les dirigeants de la coalition pourraient alors se persuader qu'une solution militaire reste possible – même si elle demeure hors de portée depuis 2015. Cela pourrait relégitimer l'hypothèse d'une offensive au sol vers Sanaa, qui provoquerait d'immenses destructions et ferait de nombreuses victimes.


Les houthistes jouissent-ils d'un soutien populaire ?

Ceux qui les critiquent affirment qu'ils répriment toute opposition, et que les gens ont peur d'eux. C'est sans doute en partie vrai. Mais les houthistes bénéficient aussi d'une forme de soutien de la population, qui s'explique par un réflexe nationaliste antisaoudien. Dans le nord du Yémen, la société est marquée par des relations compliquées avec l'Arabie saoudite, et n'est pas disposée à soutenir Riyad, qui bombarde la région depuis trois ans.
Des recompositions ont également eu lieu à l'intérieur des tribus de cette zone : au fil des années 2000, leurs élites se sont rapprochées du pouvoir à Sanaa, abandonnant en partie leurs localités. Puis la guerre et l'exil de certains leadeurs de haut rang ont permis l'émergence d'une nouvelle génération de chefs plus proches des houthistes. M. Saleh lui-même n'avait pas pris la mesure de ces évolutions : il comptait visiblement sur un soulèvement des tribus en décembre, mais celles-ci l'ont lâché.


Les houthistes ne demeurent-ils pas des intrus dans la capitale ?

Lorsqu'ils en ont pris le contrôle, en  2014, ils étaient perçus comme une force armée étrangère à Sanaa, car venant du Nord. Mais ils bénéficiaient de sympathies parmi les élites urbaines de Sanaa et de sa vieille ville, où les hachémites, qui se revendiquent de la descendance du prophète Mahomet, continuent de jouer un rôle important et perçoivent les houthistes comme les leurs.
Le mouvement houthiste s'est structuré dès les années 1980, en cherchant à favoriser une " renaissance " du zaïdisme, une branche de l'islam chiite, et à réaffirmer le rôle religieux et politique des hachémites, l'ancienne " aristocratie " du régime de l'imamat, qui a régné sur tout ou partie du Yémen jusqu'à la révolution républicaine de 1962, soit pendant plus d'un millénaire.
Ces élites locales, à Sanaa et dans les régions majoritairement zaïdites du Nord, et même certaines populations tribales autour de la capitale, ne se définissaient pas nécessairement comme zaïdites avant la guerre. Mais, par la suite, certaines ont revendiqué cette identité sans adhérer forcément au projet politique des houthistes. Pour elles, les houthistes préservaient la prééminence historique du Nord sur le pays, et ils avaient le mérite, dès avant le conflit, de tenir un discours fort contre la corruption de l'Etat, contre l'Arabie saoudite et contre son allié américain.


Les rebelles administrent-ils l'Etat, ou se contentent-ils de " vivre sur la bête " ?

Sous leur règne, les services publics ne paraissent pas plus mauvais qu'avant : c'est le cas de l'administration locale des écoles, d'une partie de la fourniture d'électricité et de l'institution judiciaire, malgré des excès. A Sanaa, à Dhamar ou à Ibb (centre), on n'a pas l'image d'un chaos. Les structures de sécurité sont mieux tenues qu'en zones dites " progouvernementales ", et la mort de M. Saleh ne les a pas affectées : l'organisation Etat islamique ou Al-Qaida, tous deux actifs dans le Sud, n'ont pas commis d'attentats à Sanaa.


Avec quelles ressources survivent-ils ?

Depuis que la banque centrale a été déménagée à Aden, le grand port du Sud et " capitale temporaire " du pays, à l'été 2016, elle ne verse plus les salaires des fonctionnaires du Nord. Pourtant, des mécanismes informels existent pour payer certains juges ou professeurs… Les houthistes savent tirer parti d'une économie de guerre qui se maintient à travers les lignes de front. C'est l'une des failles de la coalition saoudienne, qui ne s'est pas suffisamment investie économiquement pour susciter une adhésion réelle dans les régions tenues par la rébellion.


La guerre a-t-elle divisé de nouveau le Yémen entre le Nord et le Sud, vingt-huit ans après la réunification de 1990 ?

La coalition s'appuie militairement sur des acteurs issus du Sud, qui ne sont pas disposés à mourir pour aller libérer le Nord, et sur des tribus qui se contentent de défendre leur territoire. Les houthistes ne maîtrisent pas tout le Nord. Les seuls acteurs qui sont dans une logique extraterritoriale et idéologique contre eux, ce sont les salafistes et, dans une moindre mesure, le parti Al-Islah, affilié aux Frères musulmans. Une frontière entre le Nord et le Sud reprend donc, peu à peu, forme dans les esprits.
La pérennisation du pouvoir des houthistes s'explique aussi par un facteur qui a été négligé durant la transition politique, parrainée par les puissances du Golfe après la chute de l'ex-président Saleh, en  2012. Les acteurs de cette transition, voulant offrir des gages aux sudistes partisans de la sécession, ont retiré des leviers de pouvoir et des ressources aux élites du Nord. Le processus a été perçu comme une prime au mouvement sudiste qui, de son côté, ne " jouait pas le jeu ", en continuant de militer pour l'indépendance. Aujourd'hui, une partie du Nord le juge avec sévérité.


L'Iran demeure l'unique soutien étranger des houthistes. De quelle influence dispose-t-il ?

On décrit trop souvent ce conflit, par un effet de symétrie trompeur, comme une guerre par procuration entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Or, il y a, d'un côté, un engagement militaire direct et, de l'autre, au mieux, un soutien logistique et financier apporté par l'Iran aux houthistes. Le " carburant " des houthistes est avant tout local : ces derniers ont très peu à voir avec la lointaine République islamique.
Malgré tout, plus la guerre dure, plus les houthistes s'inscrivent dans une logique de confrontation de long terme, existentielle, contre les forces sunnites dominées par Riyad, aux côtés du Hezbollah libanais et, dans une certaine mesure, des autorités syriennes et irakiennes, alliées de l'Iran au sein d'un " arc " régional chiite.


Leur isolement les force-t-il à se rapprocher de Téhéran ?

Une forme de nationalisme empêche les houthistes de trop afficher leur alliance avec l'Iran. Les Iraniens eux-mêmes ont montré qu'ils ne considéraient pas la question yéménite comme primordiale. Un faisceau d'indices pointe vers leur implication, limitée, aux côtés des houthistes. Les Iraniens semblent bénéficier jusqu'ici d'un bon retour sur investissement : l'Arabie saoudite s'est enlisée militairement et son image se détériore.


Assiste-t-on à une guerre sectaire entre chiites et sunnites ?

Cette grille de lecture n'épuise pas la complexité du conflit. Mais on assiste à des dynamiques en rupture avec l'histoire du Yémen, qui était jusqu'alors caractérisée par une convergence entre les pratiques religieuses chiites et sunnites : une situation unique dans la région. Désormais, de plus en plus d'acteurs yéménites déterminent, parfois inconsciemment, leur positionnement dans le conflit en fonction de leurs origines sunnites ou zaïdites-chiites.
Rien ne dit que cette polarisation va perdurer, mais il est inquiétant de constater qu'ailleurs dans la région, en Irak ou en Syrie, là où de telles logiques confessionnelles se sont imposées, il est très difficile d'en sortir.


Les houthistes sont-ils prêts à négocier une paix ?

Il faut évacuer l'idée que ce mouvement serait uniquement militaire. On constate que les houthistes ont durci leurs positions au cours de la guerre, en éliminant, par des djihadistes ou par la coalition, ou en marginalisant des figures en leur sein qui auraient pu être enclines au compromis. Quant à leur leadeur, Abdel Malik Al-Houthi, il est évident que ses victoires, depuis 2014, l'ont galvanisé et ne l'incitent pas à sortir du rapport de force.
Propos recueillis par Louis Imbert
© Le Monde

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