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lundi 11 décembre 2017

Les ouvriers migrants chassés de Pékin


12 décembre 2017

Les ouvriers migrants chassés de Pékin

Les autorités font raser les " villages urbains " de la capitale

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C'est une ruelle jonchée de détritus. Des carcasses de vélos en libre-service sont empilées dans un coin. Sur un mur, une affichette fraîchement collée offre l'équivalent de 50  euros pour 40 centilitres de sang. Taozhuang est un " village urbain " du sud-est de Pékin, entre le 4e et le 5e périphérique, un de ces bidonvilles à la chinoise où vivent les " petites mains " du vaste secteur des services et de la construction de la capitale.
Tous sont des migrants venus de province, astreints au statut de " résident temporaire ". Et l'heure est au grand déménagement. -Entre 100 000  et 200 000 personnes dans plus d'une centaine de villages urbains seraient en train d'être chassées dans une campagne éclair menée depuis trois semaines au nom de la prévention des risques d'incendie.
A Taozhuang, une grande partie a déjà été rasée. Les propriétaires, d'anciens paysans devenus des marchands de sommeil, exigent de leurs locataires qu'ils quittent les lieux d'ici à la fin du mois. Il se dit que l'endroit sera transformé en parc. Or, comme tout Pékin fait l'objet d'expulsions, c'est la foire d'empoigne, en plein hiver. " Je paie 400 yuans - 50  euros - par mois. Je ne pourrai pas trouver une chambre à ce prix-là sans aller au-delà du 6e périphérique. Mais ça sera très compliqué pour moi, je -devrai faire deux heures de transport ", dit He Jianshen, 37 ans. Il travaille dans la décoration, cela fait dix-huit ans qu'il est à Pékin. Son enfant vit chez ses parents dans la province du Shandong.
Un peu plus loin, deux jeunes vêtus de l'uniforme d'une société de coursiers chargent un triporteur. Ils viennent de trouver une chambre à partager, à 2 000 yuans, quatre fois plus chère, mais ils ont saisi l'occasion." C'est très difficile de trouver un endroit maintenant, tout le monde déménage ", dit l'un, nommé Gu. Il gagne 7 000 yuans (900  euros) par mois, vient du -Hebei, la grande province qui entoure Pékin. Il ne quittera pas la capitale tant qu'il a un travail.
Ceux qui tiennent des commerces sont au pied du mur : un homme qui est en train de démonter son restaurant a décidé de rentrer chez lui, à Langfang, une ville du Hebei. Résiliente et habituée à la précarité, la population migrante n'en est pas moins vulnérable. Des cas de suicide ont été signalés sur les réseaux sociaux.
La campagne d'expulsions a commencé à Xinjian, un autre village urbain  au-delà du 5e périphérique, dans le sud-ouest de la capitale, peu après un incendie, le 18  novembre, qui a fait 19 morts. Un entrepôt frigorifique mal installé a pris feu. La plupart des victimes étaient des migrants logés au-dessus. L'ensemble des collectivités formant la municipalité ont reçu l'ordre d'inspecter tous azimuts les risques de sûreté et de procéder à des expulsions. A Xinjian, l'immeuble du sinistre est toujours debout, noirci par les flammes. Autour, là où étaient installés des centaines d'ateliers de confection et de logements, on croirait une ville après un séisme : les façades sont écroulées, les toitures arrachées.
" Population bas de gamme "Au-delà, le reste du village urbain est une gigantesque cité fantôme : les rideaux de fer sont tirés sur les milliers de commerces, tous tenus par des waidiren (" gens de l'extérieur " en mandarin). Ne subsistent qu'environ 400 familles de propriétaires, furieux de la tournure des événements. Les habitants avaient fait construire ces dernières années leurs petits immeubles de trois ou quatre étages, où logeaient plus de 10 000 migrants. " J'avais chez moi onze locataires, une épicerie et un atelier de confection. Et du jour au lendemain, plus rien. J'ai des dettes à rembourser, moi ! ", se plaint une sexagénaire, Zhao Songyan. En outre, ils sont sans chauffage : les chaudières à charbon ont été bannies du jour au lendemain.
On parle dans le village de vieux, sans enfants pour s'occuper d'eux, sur le point de mourir de froid. Les expulsions de locataires furent menées manu militari. Un couple, les Kong, louait vingt-cinq chambres. Leurs locataires ont dû les quitter en quelques heures, laissant un fatras innommable. " Il y avait des centaines de gardes, ils cassaient les serrures, vérifiaient toutes les chambres, dit l'épouse. Nos locataires travaillaient dans les ateliers de confection. Ceux-ci ont été détruits, donc ils ont perdu en même temps leur travail. "
L'incendie de Xinjian a servi de prétexte à la poursuite d'une opération de remodelage de Pékin, de contrôle de sa population et des activités polluantes d'une ampleur et brutalité sans précédent. Partie du centre il y a environ un an, elle s'attaque aujourd'hui à l'immense périphérie. Ce vaste chantier prévoit de " stabiliser " la population de Pékin à 23  millions de résidents en  2020, contre 21,7  millions en  2016. Parmi ces résidents à long terme, 8,1  millions détiennent des permis de séjour de plus de six mois – et sont dépourvus du précieux hukou, le statut de résident permanent donnant accès à des aides sociales ou à la scolarisation des enfants.
L'offensive de ces dernières semaines a été mise en œuvre par le premier secrétaire de la capitale, Cai Qi. Si la presse officielle a pris soin de le montrer soucieux de ralentir le rythme des expulsions, des extraits vidéo de discours internes qui ont fuité sur les réseaux sociaux indiquent qu'il a en réalité encouragé ses troupes à se montrer impitoyables.
A Pékin, le sort des migrants, qualifiés dans certains documents officieux de diduan renkou, (" population bas de gamme "), a poussé une centaine d'intellectuels chinois à publier, le 24  novembre, une lettre ouverte dénonçant une atteinte aux droits humains. Des personnalités du spectacle ont tweeté leur indignation. Et la colère monte. A Xinjian, les propriétaires ont manifesté le 7  décembre. Une marche de migrants expulsés a eu lieu ce week-end non loin de l'aéroport de Pékin, où de violents raids ont eu lieu fin novembre.
Gare à ceux qui se montrent trop solidaires. Un jeune protestant, qui préfère garder l'anonymat car il appartient à une " église à domicile ", c'est-à-dire non officielle, a proposé avec sa paroisse d'aider des migrants à déménager et de stocker leurs bagages. Une dizaine de voyages ont ainsi été organisés. Le groupe avait distribué des tracts et créé une communauté sur le réseau social WeChat.
Mais ces bons samaritains ont vite été rappelés à l'ordre : la paroisse, qui louait pour ses activités des bureaux dans le centre de Pékin, a vu son bail révoqué par son propriétaire sous pression de la police. Puis le pasteur a été expulsé à son tour. Au moins trois autres petites associations d'aide aux migrants de la banlieue de Pékin ont été sommées de cesser toute activité d'assistance au prétexte qu'elles n'étaient pas enregistrées.
Brice Pedroletti
© Le Monde

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