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mardi 21 novembre 2017

Les Crises.fr - Nos esprits peuvent être piratés : Les initiés craignent une dystopie du smartphone. Par Paul Lewis

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21
Nov
2017

Nos esprits peuvent être piratés : Les initiés craignent une dystopie du smartphone. Par Paul Lewis

Source : Paul Lewis, 06-10-2017
Les employés de Google, Twitter, Facebook qui ont aidé à rendre la technologie tellement addictive, se déconnectent eux-mêmes d’internet. Reportage de Paul Lewis sur les refusniks de la Silicon Valley qui s’alarment d’une course à l’attention humaine.
Justin Rosenstein avait bricolé le système d’exploitation de son ordinateur portable pour bloquer Reddit, il s’est retiré de Snapchat, qu’il compare à de l’héroïne, et s’est imposé des limites à son utilisation de Facebook. Mais même cela ne suffisait pas. En août, le manager technique de 34 ans a pris une mesure plus radicale pour restreindre son utilisation des réseaux sociaux et d’autres technologies addictives.

Rosenstein a acheté un nouvel iPhone et a demandé à son assistant d’installer un moyen de contrôle parental pour l’empêcher d’installer n’importe quelle application.
Il était particulièrement conscient de l’attrait des « like » de Facebook qu’il décrit comme « des signaux brillants de pseudo-plaisir », pouvant être aussi vides que séduisants. Et Rosenstein devait être au courant : Il a été le premier développeur de Facebook qui a créé le bouton « like ».
Une décennie après qu’il soit resté toute une nuit à coder le prototype de ce qui était alors appelé le « bouton génial », Rosenstein appartient à un groupe d’hérétiques petit, mais grandissant, à la Silicon Valley qui se plaint de la montée d’un soi-disant « marché de l’attention » : un internet conçu pour les exigences du marché de la publicité.
Ces « refusniks » sont rarement les fondateurs ou les directeurs, qui sont peu enclins à se détourner du mantra de leurs entreprises sur le fait de « faire un monde meilleur ». Au contraire, ils touchent plutôt les gens quelques échelons plus bas dans l’échelle de l’entreprise : designers, développeurs, chefs de produits qui, comme Rosenstein il y a quelques années, ont mis en place la construction d’un monde numérique duquel ils essayent maintenant de se dégager. « C’est très commun », dit Rosenstein, « pour des humains de développer quelque chose avec les meilleures intentions, et qui se révèlent avoir pour eux des conséquences négatives inattendues ».
Rosenstein, qui a aussi contribué à développer Gchat durant un passage chez Google et qui maintenant dirige une société basée à San Francisco, qui accroît la productivité, paraît le plus concerné par les effets psychologiques sur les gens qui, comme le montrent des études, touchent, glissent ou tapent 2617 fois par jour.
C’est un problème grandissant que, aussi bien que les usagers accros, la technologie contribue à une sorte « d’attention partielle continue », limitant sévèrement la capacité des gens à se concentrer et peut même abaisser le QI. Une étude récente a montré que la seule présence de smartphones endommage la capacité cognitive – même si l’appareil est éteint. D’après Rosenstein, « Tout le monde est distrait, tout le temps ».
Mais ces soucis sont triviaux comparés à l’impact dévastateur sur le système politique dont certains des pairs de Rosenstein pensent que cela peut être attribué à la montée des réseaux sociaux et au « marché de l’attention » qui les mènent.
Tirant une ligne droite entre l’addiction aux réseaux sociaux et les séismes politiques comme le Brexit et la montée de Donald Trump, ils soutiennent que les forces numériques ont complètement changé le système politique et si on ne les contrôle pas, peuvent même rendre la démocratie telle qu’on la connaît, obsolète.
En 2017, Rosenstein faisait partie d’un petit groupe d’employés de Facebook qui ont décidé de créer une voie de moindre résistance – un seul clic – pour « envoyer des petits bouts de positivité » dans la plateforme. Le « like » de Facebook a eu, selon Rosenstein, « un succès exceptionnel » : l’implication est montée en flèche comme les gens adoraient la stimulation brève qu’ils avaient en donnant et recevant une affirmation sociale, alors que Facebook collectait des données précieuses sur les usagers et leurs préférences pour les vendre aux publicitaires. L’idée a vite été copiée par Twitter avec son « like » en forme de cœur (avant c’était un « favoris » en forme d’étoile), Instagram et de très nombreuses autres applications et sites web.
Ce fut la collègue de Rosenstein, Leah Pearlman, alors chef de produits à Facebook et dans l’équipe qui a créé le « like » de Facebook, qui a annoncé cette fonction dans un post du blog en 2009. A présent, à 35 ans et illustratrice, Pearlman a confirmé par e-mail qu’elle aussi, s’est retrouvée à ne pas aimer le « like » de Facebook et autres boucles de feedback addictifs. Elle a installé un plug-in sur son navigateur qui supprime ses fils d’actualité Facebook, et elle a engagé un manager de réseau social pour contrôler sa page Facebook à sa place.

Justin Rosenstein, l’ancien développeur de Google et Facebook qui a contribué à créer le bouton « like » : Tout le monde est distrait, tout le temps. Photo : Avec l’autorisation de Asana Communications
« Je pense qu’il y a une raison particulièrement importante pour que nous en parlions à présent, c’est que nous sommes peut-être la dernière génération à se souvenir de la vie d’avant », déclare Rosenstein. Il est peut-être significatif que Rosenstein, Pearlman, et la plupart des initiés technologiques qui remettent en question le « marché de l’attention », soient dans la trentaine, membres de la dernière génération qui peuvent se souvenir d’un monde dans lequel les téléphones étaient branchés dans le mur.
C’est révélateur que beaucoup de ces jeunes techniciens se sèvrent eux-même de leurs propres produits, et envoient leurs enfants dans les écoles d’élites de la Silicon Valley où les iPhones, iPads et même les ordinateurs portables sont interdits. Ils semblent s’en tenir aux paroles de Biggie Smalls[Notorious BIG, rapper assassiné, NdT] de leur propre jeunesse sur les dangers de revendre du crack et de la cocaïne : Ne jamais se défoncer avec son propre stock.
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Un matin d’avril de cette année, des designers, des programmeurs et des entrepreneurs de partout dans le monde se réunissaient dans un centre de conférence sur la côte de la baie de San Francisco. Ils avaient payé chacun 1700 dollars pour apprendre à manipuler les gens dans l’utilisation habituelle de leurs produits, au cours d’une conférence bien sûr organisée par Nir Eyal.
Eyal, 39 ans, l’auteur de Hooked : How to Build Habit-Forming Products, [L’hameçonnage, ou comment concevoir des produits qui rendent dépendant, NdT] a passé plusieurs années à conseiller l’industrie de la technologie, enseignant les techniques qu’il a développées en étudiant de près le fonctionnement des géants de la Silicon Valley.
« Les technologies que nous utilisons sont devenues des obsessions, sinon des dépendances à part entière », écrit Eyal. « C’est le besoin de vérifier la réception d’un message. C’est l’attrait de se rendre sur YouTube, Facebook ou Twitter pendant quelques minutes, pour ensuite se retrouver à tapoter et à faire défiler une heure plus tard ». « Rien de tout cela n’est accidentel », écrit-il. « C’est exactement ce que leurs concepteurs voulaient ».
Il explique les subtiles astuces psychologiques qui peuvent être utilisées pour inciter les gens à développer des habitudes, comme varier les récompenses qu’ils reçoivent pour créer une « besoin », ou exploiter des émotions négatives qui peuvent agir comme « déclencheurs ». « Les sentiments d’ennui, de solitude, de frustration, de confusion et d’indécision provoquent souvent une légère douleur ou irritation et incitent à agir presque instantanément et souvent sans réfléchir, pour apaiser la sensation négative », écrit Eyal.
Les participants de l’ Habit Summit de 2017 ont peut-être été surpris quand Eyal a annoncé sur scène que le discours d’ouverture de cette année portait sur « quelque chose d’un peu différent ». Il voulait répondre à l’inquiétude grandissante selon laquelle la manipulation technologique était nuisible ou immorale. Il a dit à son auditoire de faire attention à ne pas abuser de la notion de persuasion, et de se méfier de franchir une ligne en faisant appel à la coercition.
Mais il défendait les techniques qu’il enseigne et dédaignait ceux qui comparent la dépendance technologique aux drogues. « Nous ne sommes pas en train de nous injecter de l’Instagram et Facebook gratuitement ici », a-t-il dit. Il a montré la diapositive d’une étagère remplie de pâtisseries sucrées. « Tout comme nous ne devons pas blâmer le boulanger pour avoir fait de telles gâteries délicieuses, nous ne pouvons pas blâmer les fabricants de technologie pour avoir fait des produits si bons que nous désirons les utiliser », a-t-il dit. « Bien sûr, c’est ce que les entreprises de technologie feront. Et franchement : avons-nous envie de faire autrement ? »
Sans ironie, Eyal termine son exposé par quelques conseils personnels pour résister à l’attrait de la technologie. Il a dit à son auditoire qu’il utilise une extension Chrome, appelée DF YouTube, « qui élimine un grand nombre de ces déclencheurs externes », écrit-il dans son livre, et il a recommandé une application appelée Pocket Points qui « récompense le fait que vous soyez resté sans téléphone lorsque vous devez vous concentrer. »
Enfin, Eyal confie les mesures qu’il a prises pour protéger sa propre famille. Il a installé dans sa maison une minuterie branchée à un routeur qui coupe l’accès à Internet à une heure fixe tous les jours. « L’idée est de se rappeler que nous ne sommes pas impuissants », a-t-il dit. « Nous avons le contrôle. »
Mais l’avons-nous vraiment ? Si les gens qui ont construit ces technologies prennent des mesures aussi radicales pour se sevrer en toute liberté, peut-on raisonnablement s’attendre à ce que nous autres exercions notre libre arbitre ?
Pas d’après Tristan Harris, un ancien employé de Google âgé de 33 ans, qui a critiqué l’industrie des technologies. « Nous sommes tous branchés à ce système », dit-il. « Tous nos pensées peuvent être détournées. Nos choix ne sont pas aussi libres que nous le croyons. »
Harris, qui a été considéré comme « un spécialiste de la Silicon Valley », insiste sur le fait que des milliards de personnes n’ont guère le choix d’utiliser ces technologies désormais omniprésentes et ignorent en grande partie la manière invisible dont un petit nombre d’habitants de la Silicon Valley façonnent leur vie.
Diplômé de l’Université de Stanford, Harris a étudié sous la direction de BJ Fogg, un psychologue comportemental respecté dans les cercles technologiques pour sa maîtrise des façons dont le design technologique peut être utilisé pour persuader les gens. Beaucoup de ses étudiants, y compris Eyal, ont fait carrière dans la Silicon Valley.

Tristan Harris, ancien employé de Google, critique maintenant l’industrie de la technologie : « Nos choix ne sont pas aussi libres que nous le pensons ». Photo : Robert Gumper pour le Guardian
Harris est l’étudiant qui a tourné voyou ; un lanceur d’alerte en quelque sorte, il dévoile les vastes pouvoirs accumulés par les entreprises technologiques et la façon dont elles utilisent cette influence. « Une poignée de personnes, travaillant dans une poignée d’entreprises technologiques, grâce à leurs choix, guideront ce qu’un milliard de personnes pensent aujourd’hui », a-t-il déclaré lors d’une récente conférence TED [Technology, Entertainment and Design, série de conférences destinées à propager des idées, NdT] à Vancouver.
« Je ne connais pas de problème plus urgent que celui-ci », déclare Harris. Ce dernier s’est fait connaître au public en donnant des conférences, en rédigeant des articles, en rencontrant des législateurs et en faisant campagne pour la réforme après trois ans de lutte pour le changement au sein du siège social de Google Mountain View.
Tout a commencé en 2013, alors qu’il travaillait comme chef de produit chez Google. Il a fait circuler une note de service stimulante, A Call To Minimise Distraction & Respect Users’Attention [Un appel pour minimiser la distraction et respecter l’attention des utilisateurs] à 10 collègues proches. Il a trouvé un terrain d’entente, qui s’est propagé à quelque 5 000 employés de Google, y compris des cadres supérieurs, qui ont récompensé Harris avec un nouvel emploi au titre ronflant : il devait être l’éthicien du design interne de Google et le philosophe des produits.
Avec le recul, Harris constate qu’il a été promu à un rôle mineur. « Je n’avais pas du tout de structure de soutien social », dit-il. Il ajoute : « Je devais m’asseoir dans un coin pour réfléchir, lire et comprendre. ».......


Il a exploré comment LinkedIn exploite un besoin de réciprocité sociale pour élargir son réseau ; comment YouTube et Netflix lancent automatiquement les vidéos et leurs épisodes suivants, privant les utilisateurs d’un choix de continuer à regarder ou non ; comment Snapchat a créé sa fonction Snapstreaks addictive, encourageant la communication quasi-constante entre ses utilisateurs, en majorité des adolescents.
Les techniques utilisées par ces entreprises ne sont pas toujours les mêmes : l’algorithme peut s’adapter à chacun en particulier. Par exemple, un rapport interne de Facebook a révélé cette année que l’entreprise peut identifier les adolescents qui se sentent « fragiles, inutiles et manquant de confiance ». Une information aussi détaillée, ajoute Harris, est « un modèle parfait de ce que l’on peut faire pour agir sur quelqu’un en particulier ».
Les entreprises de technologie peuvent exploiter ces vulnérabilités pour garder les gens branchés ; manipuler, par exemple, les gens qui reçoivent des « like » pour leurs posts, s’assurer qu’ils arrivent lorsqu’une personne est susceptible de se sentir vulnérable, qu’elle a besoin d’approbation ou qu’elle s’ennuie. Et les mêmes techniques peuvent être vendues au plus offrant. « Il n’ y a pas d’éthique », dit-il. Une entreprise qui paye Facebook pour utiliser ses leviers de persuasion pourrait être une entreprise automobile ciblant des publicités sur mesure pour différents types d’utilisateurs qui veulent un nouveau véhicule. Ou bien il pourrait s’agir d’une ferme troll basée à Moscou qui cherche à orienter les électeurs d’un comté en ballottage comme le Wisconsin.
Harris croit que les entreprises de technologie n’ont jamais délibérément cherché à rendre leurs produits addictifs. Ils réagissaient aux incitations d’une économie de la publicité en expérimentant des techniques qui pouvaient capter l’attention des gens, et même en découvrant par hasard des designs très efficaces.
Un ami sur Facebook a dit à Harris que les concepteurs ont d’abord décidé que l’icône de notification, qui avertit les gens des nouvelles activités telles que les « demandes d’amis » ou « likes », devait être bleue. Cela correspondait au style de Facebook et, selon la réflexion stratégique, elle paraissait « subtile et inoffensive ». « Mais personne ne l’ a utilisé », déclare Harris. « Puis ils l’ont changée en rouge et bien sûr tout le monde l’a utilisée. »

Le siège social de Facebook à Menlo Park, Californie. Le créateur de l’entreprise a décrit la fameuse fonction « like » comme « une sonnerie lumineuse de pseudo-plaisir ». Photographe : Bloomberg/Bloomberg via Getty Images
Cette icône rouge est maintenant partout. Quand les utilisateurs de smartphones jettent un regard sur leur téléphone, des douzaines ou des centaines de fois par jour, ils sont défiés par des petits points rouge à côté de leurs applications, suppliant d’être tapotés. « Le rouge est une couleur déclencheur », dit Harris. « C’est pour ça qu’il est utilisé comme signal d’alerte. »
Le design le plus séduisant, comme l’explique Harris, exploite la même propension psychologique qui rend le jeu si compulsif : des récompenses variables. Quand on tape ces applications aux boutons rouges, on ne sait pas si on va découvrir un mail intéressant, une avalanche de « like », ou rien du tout. C’est la possibilité de déception qui le rend si compulsif.......

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