Translate

mardi 21 novembre 2017

Conversation artistique entre Bonnard et Matisse



21 novembre 2017.

Conversation artistique entre Bonnard et Matisse

Le Städel Museum de Francfort réunit des toiles des deux artistes amis, dont les œuvres diffèrent en tous points

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Pourquoi aucun musée n'en avait-il eu l'idée ? Réunir Pierre Bonnard (1867-1947) et Henri Matisse (1869-1954) aurait dû apparaître comme une évidence depuis longtemps. Les deux artistes sont de la même génération, celle qui a en héritage les diverses formes du postimpressionnisme. Leurs sujets sont les mêmes, nus féminins, vues d'intérieur, natures mortes de fruits et fleurs. Si Bonnard est connu plus jeune que Matisse, parce qu'il est l'un des membres du groupe des nabis autour de 1890, le scandale du fauvisme, en  1905, vaut à Matisse de se trouver soudain au premier plan.
Ils se rencontrent et s'écrivent depuis les années 1910. Il se peut même que ce soit depuis 1906, date d'une exposition Bonnard chez le marchand Ambroise Vollard. Ils sont souvent accrochés dans les mêmes lieux, au Salon d'automne quand ils ont 35 ou 40 ans, dans des expositions historiques quand ils en ont 60 ou 70. Durant l'Occupation, ils se rencontrent et s'écrivent plus encore, Bonnard habitant au  Cannet et Matisse à Nice. Ce dernier défend la mémoire de son ami quand, à l'occasion de la rétrospective organisée après sa mort, il est critiqué. Les réunir semble donc aller de soi.
Le Städel Museum a fait les choses en grand : près de 120 œuvres, réparties par moitié, dont quelques-unes de leurs toiles les plus connues, venues des Etats-Unis, de Russie et de France. Peintures, dessins, estampes, rien ne manque. S'ajoutent les photographies prises dans leurs ateliers par Henri Cartier-Bresson en février  1944. Bonnard, en retrait, esquive le portrait, se cache à demi et cherche à sortir du cadrage. Matisse pose royalement, assis au centre de l'image, et affirme son autorité. Ces portraits font -office de préambule, suivi d'un deuxième, aussi révélateur : le Bonnard que Matisse achète en  1911 et le Matisse que Bonnard acquiert l'année suivante.
Estime réciproque, carrières parallèles, goût partagé pour la Côte d'Azur : tout est en place pour une conversation harmonieuse. Il n'en est rien. Tout en reconstituant avec une précision exemplaire la chronique de leur amitié, l'exposition a un autre intérêt, plus profond : montrer que, si proches, leurs œuvres diffèrent irrémédiablement.
Ce qui les sépare éclate comme une évidence dans la salle où les dessins de Bonnard occupent le mur gauche et ceux de Matisse celui de droite. Format, technique, méthode, désir : ils n'ont rien en commun, si ce n'est le motif féminin. Matisse trace avec une sûreté de geste impeccable les lignes qui stylisent en courbes anatomie, chevelures, étoffes, fleurs. Il emploie des feuilles assez grandes de beau papier et procède par variations successives organisées en séries. Bonnard, sur du papier médiocre et dans des agendas format de poche, tente de saisir avec son crayon ce qui se présente à ses yeux. Il travaille par petits traits superposés, d'une façon qui rappelle plutôt les ajustements infinis de Giacometti que l'élégance fluide de Matisse.
Amender, compléter, nuancerHésitations, corrections : on dirait qu'il se perd parfois. Matisse ne se perd pas. Il fixe, il épure. Il cherche et trouve des formules, au sens algébrique du mot. Bonnard ne croit pas aux formules. Pour lui, tenter de représenter le monde extérieur engage dans des tentatives qui ne peuvent aboutir à un résultat tout à fait satisfaisant. Il faut amender, compléter, nuancer sans cesse pour être aussi près que possible de la sensation. Réduire le sujet à une ligne pure, il en est inca-pable. On peut le lui reprocher. On peut aussi penser qu'il est si attentif à la complexité de ce qu'il voit et éprouve qu'il ne peut se résoudre à simplifier. Matisse fait de l'art, Bonnard tente de saisir la vie.
Ce que le dessin suggère, la peinture le vérifie. A quelque époque qu'on les examine, ils en ont des usages étrangers. Dans un Bonnard, rien n'est stable ni arrêté. La perspective tremble et, de temps en temps, renonce à ordonner l'espace. Les couleurs bougent, vibrent, se contaminent, se confondent. Corps et objets sont diaphanes, sans épaisseur, spectraux parfois. Murs et meubles flottent un peu. La lumière qui les frôle -varie d'un point à un autre, de façon un peu erratique. Aussi y a-t-il une étrangeté picturale propre à Bonnard, celle de La Cheminée de 1916, du Bol de lait de 1919 ou duDîner de 1925, qui sont des toiles inexplicables et inépuisables.
Rien ne flotte ni ne s'évapore dans un Matisse. Il peint par zones très délimitées et contrastes intenses. Il aime le noir, les rouges, bleus et verts saturés. Il les répartit dans des aplats séparés par des lignes nettes, quelquefois géométriques, qui découpent la surface picturale sans hésiter, comme plus tard il découpe les formes dans les papiers monochromes peints gouachés. Ainsi compose-t-il des harmonies de formes et de tonalités chromatiques, dont corps et choses sont les prétextes figuratifs. Son but est artistique : le chef-d'œuvre. Les expressions des modèles professionnels qu'il emploie importent donc très peu. Bonnard n'a pas de modèles, mais une compagne, Marthe, et une maîtresse, Renée. Quand il épouse la première, en  1925, la deuxième se suicide. Ses sujets sont autobiographiques, tissés de sous-entendus. Il laisse entrer dans son œuvre le désir, la jalousie, l'ennui, l'inquiétude. Ces intrusions des sentiments rendent sa peinture encore plus difficile. Elles la rendent aussi plus vivante.
Philippe Dagen
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire