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mercredi 22 novembre 2017

A Rakka, où tout a été détruit


22 novembre 2017.

A Rakka, où tout a été détruit

L'EI a été éliminé de sa " capitale " en Syrie à l'issue de frappes qui ont rasé la ville et tué de nombreux civils

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Sur la place Al-Naïm, la brise chargée des miasmes des morts invisibles a déjà mis en berne les drapeaux des vainqueurs. Il y a un mois, ils fêtaient ici la chute de Rakka, " capitale " syrienne de l'organisation Etat islamique (EI), environnés par les décombres dont ils sont désormais les maîtres. Sur un arrière-plan d'immeubles aux carcasses effondrées, les étendards des Forces démocratiques syriennes (FDS) et de leurs composantes principales, les troupes kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et des Unités de protection de la femme (YPJ) se sont pris dans les grilles qui ceignent le terre-plein central. Le vert et l'or des étoffes synthétiques, griffées sur la longueur, pendent en lambeaux balafrés qu'un vent léger fait à peine flotter.
L'ancien joyau du " califat " de l'EI, qui comptait avant-guerre près de 300 000 habitants, n'est plus qu'un champ de ruines silencieux, un squelette de ville où partout s'insinue la présence de la mort. En quatre mois de bataille, les FDS, soutenues par la coalition internationale contre l'EI, en ont chassé les djihadistes au prix de destructions massives pratiquées dans la chair des quartiers par les frappes aériennes et les tirs d'artillerie. Après l'évacuation négociée des derniers djihadistes vers le désert de l'Est syrien, où s'achève le dernier acte de cette guerre, les FDS et leurs alliés occidentaux ont proclamé leur victoire, le 17  octobre.
Ali Abdulrahman, la quarantaine avancée, a garé sa petite berline esquintée au bord de la place Al-Naïm. Sur le capot, le logo " Emergency Response Team ", un organisme dépendant du département d'Etat américain chargé d'encadrer la reconstruction dans les régions reprises à l'EI. Ali est ingénieur, natif de Rakka, et travaille pour cette structure. De retour pour la première fois depuis la fin des combats, il est venu constater l'ampleur du désastre. La fumée aigre de la cigarette qu'il tient à la commissure des lèvres ne chasse pas l'odeur tenace de mort qui se dégage des ruines.
Ali est resté à Rakka pendant la bataille. Il estime que les frappes de la coalition, précises avant que les FDS entrent dans la ville, ont redoublé d'intensité après le début des combats, causant des ravages indiscriminés et de nombreuses morts civiles. Mossoul sur le Tigre, la " capitale " de l'EI en Irak, a pu être reprise sans que ses habitants cessent jamais d'y vivre, malgré les lourds dommages des dernières semaines de la bataille, dans la vieille ville. A Rakka sur l'Euphrate, une bataille d'un autre genre a été menée. A cause de l'inexpérience de troupes locales trop fraîchement recrutées par les FDS ou par manque de véhicules blindés, les assaillants ne semblent pas avoir pu prendre la ville sans que leurs alliés la détruisent depuis les cieux. Pas un bâtiment n'a échappé au désastre dans les quartiers centraux.
Les épaules basses, Ali marche le long des façades ravagées de la rue Al-Mogamaa, où gisent les troncs brisés, calcinés, de palmiers d'agrément : " Il faudrait dix, vingt ans pour que la vie reprenne. " Son visage, marqué par la fatigue, exprime une tristesse profonde qui se mêle à l'incrédulité à mesure qu'il avance dans les vestiges mutilés de ce quartier autrefois familier. Les réflexions de l'ingénieur sont rapidement chassées par l'hébétude et les premiers signes d'une colère rentrée : " Il n'y avait quand même pas de membre de Daech dans chaque immeuble ! "
Depuis la place Al-Naïm, où l'EI mettait en scène ses exécutions sordides, rayonnent d'autres perspectives mortes. Les grands axes de Rakka ont été déblayés, et ne demeure sur le bitume fatigué qu'une mince pellicule de poudre grise. De part et d'autre, les lames des bulldozers ont repoussé, contre les façades défoncées et les ossatures effondrées des immeubles, un hachis de ville ramassé en talus, où se mêlent le dehors et le dedans. Parpaings disjoints, carcasses brûlées de voitures familiales, écailles de ciment, tiges d'acier de longueurs diverses, rideaux de fer froissé. Et puis un cadavre recuit, puant, enveloppé dans une couverture noire de suie qui épouse les reliefs anguleux du squelette humain. Morceaux de matelas, fragments de meubles. Dans les déblais, un lapin en peluche au pelage souillé attire l'œil. Et, lestée d'une poignée de débris, la page arrachée d'un livre au titre inconnu. Et encore, toujours, partout, cette mêmehaleine cadavéreuse, le souffle silencieux, constant, d'une ville à terre.
" J'ai tout mis dans des couvertures "Les avenues de Rakka évoquent de larges tranchées creusées dans un agglomérat fétide de ciment, de métal et de chair humaine, d'où émergent les silhouettes à demi effondrées d'immeubles, de commerces, d'habitations. Le long de l'une d'entre elles marche un homme armé d'une kalachnikov usée. Bassel, 33 ans, a rejoint les FDS un mois avant la fin de la bataille de Rakka. Ancien chauffeur, veuf, déplacé dans un village des environs avec ses quatre enfants, il garde à présent ce qui reste de la ville où il a toujours vécu. Comme les autres recrues tardives des FDS, Bassel, casquette Adidas sur le chef, ne porte pas d'uniforme mais une tenue improvisée faite d'un pantalon de camouflage gris, de bottes militaires et d'un blouson qui cache son gilet tactique empesé de quatre chargeurs pleins. " Toute cette destruction… Tous ces civils morts dans les frappes aériennes… Je ne m'y attendais pas quand je suis entré dans Rakka avec les forces armées ", raconte-t-il, le souffle coupé. Sa voix résonne dans les ruines muettes. " Les enfants morts, les civils… J'ai vu plus de civils morts que de membres de Daech morts. " Mais dans les environs, il n'est de métier qui paye que celui des armes. " Quand on voit l'état de la ville, on est triste. Mais il fallait chasser Daech, bien sûr. Et je dois nourrir mes enfants. Il n'y a pas d'autre solution que de rejoindre les forces armées si on veut un salaire. " Veuf, il reçoit chaque mois une liasse de 70 000  livres syriennes, un peu moins de 130  euros.
Bassel et sa kalachnikov parcourent, à grandes enjambées, la rue qui sépare le parc du Cygne du parc du Retrait, référence au départ des troupes françaises de Syrie à la fin du mandat en  1946. Bordés d'immeubles détruits, les deux jardins ne sont plus que de tristes étendues terreuses, semées d'arbres morts et de bancs métalliques retournés. " C'est ici et dans les autres parcs que les gens enterraient leurs morts tués par les frappes aériennes pendant les combats ", se souvient Bassel. Lui avait déjà perdu un frère dans un bombardement quand, à la fin de la bataille, une frappe lui en a pris un deuxième, fauché avec sa femme enceinte et leurs trois enfants.
" C'est aussi pour retrouver leurs corps que je me suis engagé. Pour accéder à la ville,raconte-t-il. Après la fin des combats, je suis allé sur les ruines de leur maison. Mais ils étaient en morceaux, décomposés. " Des voisins qui avaient survécu lui ont dit que l'enfant que portait sa belle-sœur avait été expulsé de son corps, déchiré dans la violence de l'impact. " J'ai tout mis dans des couvertures et je suis allé les enterrer au bord de la rivière. " A l'angle d'une avenue s'ouvre une rue jonchée de débris. Deux visages apparaissent au premier étage d'un immeuble par la béance d'une façade arrachée. Malgré les frappes aériennes qui ont dévasté leur quartier désormais désert, Ibrahim Akkouche et sa seconde épouse n'ont jamais quitté leur maison. L'homme a 85 ans, la barbe blanche, les yeux bleus soulignés d'un trait de khôl.
Dans son salon ouvert sur la rue dévastée, assis en tailleur dans sa tunique immaculée, le visage encadré par les pans d'un keffieh clair, il est le dernier habitant du quartier, avec sa seconde épouse, restée dans l'embrasure de la porte. " Tout le monde est parti,dit-il, mais je suis trop vieux et on ne voulait pas abandonner notre maison. " Les murs bâtis par Ibrahim en  1983, après des années de travail dans le bâtiment en Arabie saoudite, ont été éventrés par le souffle des bombardements mais soutiennent encore le plafond. Ils les ont protégés, lui et son épouse, lorsque leur monde se réduisait à un morceau de couloir, lieu le plus éloigné des façades. Quatre des enfants d'Ibrahim vivent éparpillés dans d'autres villes du nord de la Syrie, en Turquie et au Liban. D'eux, il n'a plus de nouvelles. Le cinquième, celui qui ne voulait pas l'abandonner à Rakka, a été tué dans une frappe à la fin de la bataille. Son cadavre gît quelque part.
Le silence qui règne dans les décombres est parfois troublé par des détonations. Les rares hommes en armes des FDS qui patrouillent de loin en loin ont pris l'habitude de tirer en l'air pour intimer aux quelques habitants qui bravent l'interdiction de pénétrer au-delà des faubourgs de s'arrêter pour être fouillés. La plupart viennent voir ce qui reste de leurs logis après des semaines ou des mois passés dans des villages de l'arrière-pays.
Dans une rue voisine de la maison d'Ibrahim, un homme et son fils d'une trentaine d'années arrivent à proximité de leur ancien immeuble. Au quatrième étage d'un édifice toujours debout, distant de quelques centaines de mètres, ils aperçoivent les fenêtres soufflées de l'appartement familial. Le sourire figé du fils, mâchoires serrées, répond aux larmes qui perlent dans les yeux du père. Les environs du bâtiment n'ont pas été dégagés. Ils devront rebrousser chemin ou risquer leur vie en poursuivant leur route dans des gravats parsemés de pièges explosifs laissés par les djihadistes.
" Des lumières qui bougent "Un mois après la fin de la bataille, Rakka n'a pas fini de tuer les siens. Les combattants de l'EI ont truffé la ville d'engins explosifs improvisés destinés à ralentir l'avancée des FDS. Chaque jour, des habitants sont tués, mutilés, blessés en tentant de s'approcher de leurs anciens foyers. " Il y a une semaine, mon voisin a voulu vérifier l'état de sa maison. Il a tenté d'ouvrir la porte et ça a explosé. Il est mort sur le coup ", raconte un habitant du quartier de Roumeila, un faubourg pauvre où quelques habitants ont commencé à revenir, livrés à eux-mêmes. Lui a trouvé près de chez lui les restes humains d'une poignée de djihadistes tués dans ce qu'il estime être une frappe aérienne. Il a jeté les dépouilles sur un monceau d'ordures au bord de la route.
Parmi les détritus, une colonne vertébrale, des côtes éparses, une tignasse brune détachée de son scalp, un fémur où sont restés accrochés quelques lambeaux de chair jaunie. Deux enfants habillés de couleurs vives s'ébattent un peu plus loin. Un crâne a roulé à quelques mètres, partiellement couvert d'un masque de peau noircie, figé dans un hurlement muet. Un jeune habitant du quartier, engoncé dans un manteau noir, vient écraser dessus sa chaussure de sport. Le visage fendu d'un mauvais sourire, le regard parcouru d'une lueur d'effroi.
Depuis les faubourgs nord, la route du retour vers le centre-ville passe par une longue rue ravagée qui débouche sur la place de l'Horloge. Sur l'une des quatre faces de l'élégant monument qui occupe le centre du carrefour, des slogans en anglais ont été inscrits à la bombe de peinture ainsi que le drapeau rouge et noir du communisme libertaire : " No Nation, No Border ". Les FDS comptent dans leurs rangs quelques dizaines de volontaires issus de la gauche radicale occidentale, attirés par le projet révolutionnaire kurde. Les quatre cadrans de la tour de l'Horloge, brisés par les bombardements des aviations des principales armées occidentales, n'indiquent plus l'heure. Mais la lumière aux teintes plus chaudes où baignent maintenant les ruines annonce déjà le soir qui vient.
Les quelques hommes en armes qui sont de faction en fin de journée sur la place Al-Naïm redoutent la nuit de Rakka. " Après le coucher du soleil, on entend des bruits. Il y a des mouvements, on voit des lumières qui bougent ", raconte l'un d'entre eux. Selon lui, des djihadistes isolés occupent encore les entrailles de leur ancienne capitale : " Ils empruntent les tunnels qu'ils ont creusés sous la ville… " Son récit parcellaire évoque un univers nocturne, souterrain et dangereux, un monde de terreurs archaïques où évoluent encore les ombres du califat déchu : " Hier, on a entendu qu'il y avait eu du mouvement dans une galerie qui relie les sous-sols de l'hôpital national à un autre point de la ville. "
La ville s'enfonce dans le crépuscule. Des œufs de mouche viennent d'éclore, diffusant un nuage de minuscules insectes qui se perdent dans les bouches et les narines. De gras chats errants vont et viennent. Chassant les teintes rougeâtres du soir, l'obscurité guette. Et une tension rampante, qui ressemble à la peur, étend son ombre sur ce qui fut Rakka.
Allan Kaval
© Le Monde

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