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lundi 16 octobre 2017

HISTOIRE et MEMOIRE - Les Crises.fr - [Russeurope en exil] 1917 : Guerre et Révolution, par Jacques Sapir

HISTOIRE et MEMOIRE

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16
Oct
2017

Billet invité

Le choc de la guerre et la révolution d’octobre en Russie

La guerre de 1914 a indéniablement aussi joué un rôle important dans les révolutions de 1917. Mais, son influence a été multiple, allant du coup final à la dé-légitimation du régime tsariste, à la brutalisation des relations sociales. On peut ainsi soutenir, non sans quelques arguments, que sans la guerre la révolution n’aurait jamais eu lieu. Mais, on peut tout aussi soutenir que sans les contradictions politiques, économiques et sociales qui s’accumulaient depuis la fin du XIXè siècle la guerre n’aurait jamais eu les conséquences qu’elle eues en Russie. Par ailleurs, la politique étrangère russe depuis le début du XXè siècle était largement dictée par les contradictions qui minaient le régime tsariste. De ce point de vue, on doit considérer la guerre de 1914 à la fois comme un phénomène exogène etendogène de l’histoire de la Russie.

La spécificité de la Première Guerre Mondiale


Il faut cependant prendre conscience de l’événement traumatique que cette guerre représenta pour l’ensemble des participants. Economiquement, elle a confronté l’ensemble des participants à une crise économique grave, résultant des caractéristiques mêmes de la guerre moderne et de la « révolution dans les affaires militaires, qui avait eu lieu de la guerre de Sécession aux Etats-Unis aux guerres qui vont marquer le tournant du siècle (Guerre des Boers, guerre Russo-Japonaise de 1904-1905, guerres balkaniques). Cette « révolution » conduit à une consommation de munitions absolument extraordinaire, dépassant toutes les prévisions des Etats-Majors d’avant guerre. Dans tous les pays belligérants, cette situation va provoquer une « crise des munitions », qui aboutira au quasi-arrêt des combats de décembre 1914 à février 1915. A cette époque les réserves sont épuisées, et les canons ne peuvent tirer que un à deux obus par jour. L’Allemagne est particulièrement touchée par ce problème car, outre l’ampleur des consommations de munitions (essentiellement pour l’artillerie), elle doit faire aussi face au blocus maritime des britanniques et des français. Or, l’Allemagne dépend pour toute une série de productions des importations maritimes. Cela conduira à la constitution d’un comité aux approvisionnements, le KRA qui, progressivement, va imposer en Allemagne une forme d’économie planifiée[1]. Les logiques de mobilisation industrielle que l’on rencontre chez tous les belligérants auront par ailleurs des conséquences importantes dans l’après-guerre, donnant ainsi naissance au courant dit « planiste » en Belgique et en France[2].
En fait, si l’influence de la guerre de 1914-1918 dans la mise en place de cette forme d’organisation de l’économie est indéniable en Allemagne, on peut aussi repérer dans le militarisme prussien d’avant 1914 des formes d’organisations qui sont congruentes avec cette économie semi-planifiée qui émergera sous l’empire de la nécessité[3]. Par ailleurs, un sociologue comme Max Weber sera décisivement influencé dans sa définition de la bureaucratie[4] par l’expérience de la mobilisation industrielle pour et pendant la guerre[5]. Il est alors intéressant de regarder l’impact de ce système sur les représentations des acteurs. C’est particulièrement vrai de Walther Rathenau qui sera, au moment de son assassinat après la guerre par des membres des Corps Francs[6], le Ministre des Affaires Etrangères de la République de Weimar naissante[7], et à ce titre l’un des signataires de l’accord de Rapallo avec l’URSS, et qui joua un rôle dirigeant dans le KRA. Walther Rathenau va ainsi se prendre à rêver d’une forme de socialisme étatique immédiatement après la guerre[8]. On peut comprendre alors que cette expérience de la militarisation de l’économie, de cette planification qui ne dit pas son nom, ait fascinée les dirigeants bolchéviques.

Walther Ratheau

La logique de la mobilisation industrielle en Russie

La Russie va elle aussi connaître un phénomène à la fois similaire[9], la production de l’industrie devient insuffisante devant les besoins de la guerre (on produit 35000 obus/jour alors qu’il en faudrait 45000)[10], mais aussi fort différent. Il faut ici rappeler que les débuts de la guerre, pour malheureux qu’ils aient été pour la Russie, avec la défaite de Tannenberg (27-30 août 1914) ou des Lacs Mazures (15 septembre 1914), sont marqués par une intensité extrême des combats[11]. Par la suite, l’armée russe connaitra des victoires contre les forces austro-hongroises, en particulier lors de l’offensive Broussilov en 1916[12]. Comme pour l’ensemble des belligérants, les dirigeants russes sont confrontés à une situation où la guerre moderne impose une brutale restructuration de l’économie afin d’obtenir l’augmentation rapide de certaines productions, dans la métallurgie mais aussi dans la chimie (poudre et explosifs). Ils vont d’abord chercher à importer massivement le matériel qui leur fait défaut, et de septembre 1914 à 1917 ce ne sont pas moins 1 800 navires de transports alliés qui débarqueront 5 475 000 tonnes de matériel pour les armées russes[13], mais aussi rationaliser et développer la production industrielle nationale. Or, et c’est ici une différence majeure avec les expériences de mobilisation industrielle réalisées en Allemagne, au Royaume-Uni ou en France, cette restructuration se fera largement contre le gouvernement, ou du moins dans un esprit de séparation et non de coordination, et dans un climat de quasi-insurrection des petits et moyens entrepreneurs contre la haute administration tsariste[14]. On retrouve là un effet direct de ce procès en incompétence qu’instruisaient les responsables de l’association pour l’industrie et le commerce depuis les années 1907-1910[15], et dont on a parlé plus haut. Mais, cette situation a eu des conséquences importantes. Elle a jeté les bases d’un état de fait de « double pouvoir » qui va alors se développer en Russie, pour connaître son point fort à la fin de 1916 et en 1917.
Il convient ici de préciser que si les différentes institutions mises sur pied par l’Association de l’Industrie et du Commerce avaient besoin pour fonctionner des commandes de l’Etat tsariste, elles considéraient qu’elles étaient mieux placées que les fonctionnaires de l’Etat pour administrer cette manne financière. Bien entendu, les administrations de Saint-Pétersbourg pensaient le contraire, mais elles avaient désespérément besoin des relais matériels dans les provinces que lui fournissait l’Association. Une situation analogue existe d’ailleurs en France et au Royaume-Uni, mais elle se traduisit par une coopération, plus ou moins harmonieuse, entre les industriels et le pouvoir politico-administratif, car le pouvoir politique y était légitime. En Russie, au contraire, s’il y a une coopération de fait, elle se produit dans un climat de méfiance, de suspicion, de conflit. On perçoit rapidement que l’Etat tsariste a perdu sa légitimité à imposer les formes qu’il souhaiterait d’organisation de l’industrie, même si il en possède incontestablement une partie des moyens. La corruption endémique régnant dans l’administration centrale, l’incompétence aussi de très nombreux hauts responsables qui ne devaient leurs postes qu’à une courtisanerie effrénée, l’incompétence de l’Etat-Major, qui se traduit par des défaites retentissantes, expliquent largement cette dé-légitimation de l’Etat tsariste dans la mise en place de la mobilisation économique et industrielle.

Le conflit entre l’Etat et les industriels

Dès lors, la constitution des Comités Militaro-Industriels ou VPK (Voenno-Promychlennie Komitety), comités locaux organisant concrètement tant la production que la répartition des ressources rares et qui sont fédérés par un comité central le Ts.VPK[16], est l’occasion pour les représentants du capitalisme autochtone, rassemblés autour du groupe moscovite de l’Association de l’Industrie et du Commerce, de tenter une alliance à la fois avec l’intelligentsia technique et avec les travailleurs[17]. La tentative de mettre en place des “comités de travailleurs” (ou Rabotchie Gruppy ) va d’ailleurs aboutir à un conflit ouvert avec l’administration tsariste qui menacera d’arrêter les principaux dirigeants des VPK et d’interdire les organisations qu’ils dirigent[18]. Rappelons que la Russie avait connue, dans les années 1912-1914 une vague montante de grèves ouvrières, touchant l’ensemble des secteurs de l’industrie[19]. La « question ouvrière » comme on le dit à l’époque, est une question éminemment sensible politiquement. Les responsables du Ts.VPK vont, devant la menace de la répression, reculer, du moins en apparence, et renoncer aux « comités de travailleurs » qui leurs auraient permis de tenter de contrôler directement une bonne partie de la classe ouvrière. Mais, en secret, ils ouvriront des négociations avec les organisations politiques clandestines pour des formes de « cogestion » de la classe ouvrière.
La dynamique de ce conflit s’éclaire quand on apprend que, dès 1912-1914, un certain nombre d’industrialistes n’avaient pas hésité à soutenir des mouvements d’opposition clandestins, SR, menchéviques et même bolcheviques[20]. De même on retrouve dans l’organisation centrale des VPK L.B. Krasin, directeur de la branche russe de AEG-Siemens et militant bolchevique notoire, ainsi que nombre de responsables SR. Mais le conflit entre l’administration tsariste et les VPK n’est pas la seule caractéristique de la mobilisation de l’industrie russe. Le réseau des VPK va se doter rapidement de ses propres systèmes de financement, qui reposent à la fois sur la mobilisation des nombreuses petites banques locales et municipales et sur des relations d’échange non-monétaires. Le troc entre les entreprises de ce réseau est régulé par le VPK local qui détermine les rapports d’échange et sert de chambre de compensation. Dans la gestion des créances industrielles, le réseau des VPK devient une alternative potentielle à la Banque Centrale, qui dès lors n’a d’autre solution que de coopérer étroitement avec lui à partir de 1916. Les autorités politiques tsaristes ont été plus que méfiantes vis-à-vis de ce que représentait le mouvement des VPK, dont elles percevaient bien la charge politique contestataire. Cependant, dans certaines administrations des responsables ont rapidement pris la mesure de l’efficacité de cette mobilisation industrielle. Il en fut ainsi pour les services de la mobilisation industrielle au Ministère du Commerce et de l’Industrie.
Cette articulation entre la dimension locale et la dimension nationale favorisa l’émergence au sein des VPK d’une logique d’organisation par branches industrielles. Dès la seconde moitié de 1916 on voit apparaître une double structuration de l’économie russe, à la fois organisée sur une base territoriale et sur une base verticale. Aux structures financières locales, instituées par les VPK des provinces, vient alors s’ajouter des structures financières spécialisées par branches ou par secteur d’activité. Celle-ci va donner naissance à une tradition d’administration de l’économie sous une double base, territoriale et par branches industrielles, à travers la coordination progressive entre les ministères et les VPK[21]. Cette structuration sera reprise telle qu’elle après la révolution d’Octobre, et va perdurer pendant pratiquement la totalité de l’histoire de l’URSS[22].
Jacques Sapir
Notes
[1] Feldman G.D., Army, Industry and Labor in Germany : 1914-1918, Princeton University Press, Princeton, 1966
[2] De Man, H., Réflexions sur l’économie dirigée, Bruxelles et Paris, L’Églantine, 1932.
[3] Bucholz A., Moltke and the German Wars, New York, Palgrave Macmillan, 2001.
[4] Merton R., 1971, ‘Bureaucratic Structure and Personality’ in A. Etzioni (ed.), A
Sociological Reader on Complex Organizations, 2nd edition, London, Holt, Rinehart & Winston, pp. 47–59
[5] Cochrane G., Max Weber’s Vision for Bureaucracy – A casualty of World War I, New York, Palgrave-MacMillan, 2017.
[6] Il fut tué en 1922 par Erwin Kern et Hermann Fischer de l’organisation Consul.
[7] Voir David F., Walther Rathenau and the Weimar Republic, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1971
[8] Rathenau W., La Mécanisation du Monde, traduction française par J. Vaillant, Aubier-Montaigne, Paris, 1972.
[9] Sidorov A.L., Ekonomitcheskoe Polozhenie Rossii v gody pervoj mirovoj vojny, Nauka, Moscou, 1973
[10] Schiavon M., L’Autriche-Hongrie la Première Guerre mondiale : La fin d’un empire, Paris, Éditions, SOTECA, 14-18 Éditions, coll. « Les Nations dans la Grande Guerre », 2011, p. 133.
[11] Andolenko S., Histoire de l’armée russe, Paris, Flammarion, 1967
[12] MacLasha Y. et Jean Lopez, « Alexeï Broussilov, des Blancs aux Rouges », in Guerres et Histoire, no 39, avril 2016.
[13] Voir Huan C, La marine soviétique en guerre : tome I Arctique, Paris, Economica, 1991,
[14] Zagorsky S, State control of the industry in Russia during the War, Yale University Press, New Haven, 1928.
[15] Goldberg C, The association of Industry and Trade: 1906-1917, op.cit..
[16] L.H. Siegelbaum, The politics of industrial mobilization in Russia : 1914-1917, Macmillan, Londres, 1983
[17] P.V. Volubuev et V.Z. Drobizhev, “Iz istorij goskapitalisma n natchal’nji period sotsialistitcheskogo strojtel’stva SSSR”, in Voprosy Istorii, n°9, 1957, pp. 113-121.
[18] L.H. Siegelbaum, The politics of industrial mobilization in Russia : 1914-1917, op. cit.
[19] Nossatch V.I., Profsoyuzny Sankt-Peterburga 1905-1930, op.cit.. Ferro M., La Révolution de 1917, t.1, La Chute du tsarisme et les Origines d’Octobre, Paris, Aubier, 1967. Badayev A., Bolcheviki v Gossudarstvennoj Dume – Vospominanja, [Les Bolchéviks à la Douma d’Etat], Moscou, GosIzPolLit, 1954.
[20] Voir les documents de l’Okhrana publiés dans Istoritcheskii Arhiv, n°6/1959, pp. 8-13, et n°2, 1959, pp. 13-16. Voir aussi I.S. Rozental, “Russki liberalizm nakanune pervoj mirovoj vojny”, in Istorija SSSR, n°6, 1971, pp. 52-70.
[21] A.L. Sidorov, Ekonomitcheskoe Polozhenie Rossii v gody pervoj mirovoj vojny, Nauka, Moscou, 1973.
[22] Sapir J., L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, La Découverte, Paris, 1990.

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