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samedi 30 septembre 2017

Les Crisesfr - La survie de la Syrie est une plaie pour les djihadistes, par Alastair Crooke

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30
Sep
2017

La survie de la Syrie est une plaie pour les djihadistes, par Alastair Crooke


Source : Alastair Crooke, Consortium News, 08-09-2017
En dépit des efforts de dernière minute consentis par Israël et ses alliés pour sauver le projet de « changement de régime » en Syrie, la défaite qui se profile pour les djihadistes soutenus par l’Occident marque un tournant dans le Moyen-Orient contemporain, déclare l’ancien diplomate britannique Alastair Crooke.
La victoire de la Syrie est dans sa résilience, elle tient toujours — elle est toujours debout, en quelque sorte — alors que ses ennemis sont en déroute. Ce succès marque effectivement la défaite de la doctrine Bush au Moyen-Orient (du « Nouveau Moyen-Orient »). Elle indique le début de la fin — pas seulement de celle du projet politique de « changement de régime », mais aussi de celle du projet des djihadistes sunnites, utilisés comme moyen de coercition visant à l’avènement « d’un Nouveau Moyen-Orient ».

Des réfugiés syriens attendent l’arrivée du secrétaire général Ban-Ki Moon qui visite le camp de Zaatari, situé près de Mafrak en Jordanie. Ce campement s’est agrandi pour abriter près de 80 000 réfugiés syriens depuis son ouverture en 2012. 27 mars 2016. ( Photo des Nations-Unies)

Au moment même où la région se trouve à un tournant géopolitique, l’islam sunnite est dans la même situation. L’islam inspiré par le wahhabisme a subi un revers important. Il est maintenant largement discrédité chez les sunnites et vilipendé par à peu près tous les autres musulmans.
Quelques éclaircissements pour montrer l’imbrication des deux projets :
Après la première Guerre du Golfe (1990-1991), le général Wesley Clarke, ancien commandant en chef des forces armées de l’OTAN en Europe, se rappelait : « En 1991, [Paul Wolfowitz] était le sous-secrétaire à la Politique de Défense… »
Et je suis allé le trouver (…) Et j’ai dit, « M. le Secrétaire, vous devez être sacrément heureux de la performance des troupes dans l’opération Desert Storm ».
« Et il a déclaré : ’’Oui, mais pas vraiment en fait, car en vérité nous aurions dû nous débarrasser de Saddam Hussein, et nous ne l’avons pas fait… Mais ce que nous avons appris est que nous pouvons utiliser nos forces militaires dans la région— au Moyen-Orient — et les Soviétiques ne nous arrêteront pas. Et il nous reste 5 à 10 ans pour nettoyer ces vieux régimes parrainés par les soviétiques — La Syrie, l’Iran, l’Irak — avant que la nouvelle hyper-puissance ne nous défie.’’ »
Le raisonnement de Wolfowitz fut davantage explicité par David Wurmser dans ses dossiers de 1996, Coping with Crumbling States [Faire face à des états qui se délitent, NdT] qui faisait suite à sa contribution au rapport de politique stratégique de sinistre mémoire Clean Break écrit par Richard Pearle pour Bibi Netanyahu plus tôt la même année. L’objectif de ces deux rapports essentiels était de contrer directement le concept prétendument « isolationniste » de Pat Buchanan, qui ressurgit d’ailleurs aujourd’hui dans certains mouvements de la Nouvelle Droite et de la droite radicale américaine.
L’écrivain libertarien Daniel Sanchez a relevé : « Wurmser a décrit le changement de régime en Irak et en Syrie, deux pays dirigés par des régimes baathistes ; comme ‘un accélérateur de la chute chaotique’ du nationalisme arabe laïque en général, et du Baathisme en particulier. Il [a affirmé que] ‘le phénomène du Baathisme’ était, depuis l’origine, ‘un phénomène venu de l’étranger, en clair, que c’était une politique soviétique’… [et il a conseillé en outre] à l’Occident d’achever son adversaire anachronique et d’accélérer la marche de la victoire américaine de la Guerre Froide vers son point culminant. Le Baathisme devrait être remplacé par ce qu’il appelait ‘l’option Hachémite’. Après leur chute, l’Irak et la Syrie redeviendraient des territoires hachémites. Les deux seraient assujettis à la Maison Royale de Jordanie, laquelle, en retour, obéirait aux États-Unis et à Israël ».
Influencer Washington
Le traité de Wurmser, Coping with Crumbling States, qui avec Clean Break devait avoir un impact majeur sur la réflexion de Washington pendant l’administration Bush (à laquelle David Wurmser a été aussi rattaché). Ce qui a suscité cette colère profondément ancrée chez les néo-conservateurs vis-à-vis des États nationalistes arabes laïques n’était pas uniquement qu’ils étaient, selon le point de vue néo-con, des reliques en lambeaux du « mal » soviétique, mais surtout que, depuis 1953, la Russie prenait le parti de ces états laïques/nationalistes arabes dans tous leurs conflits avec Israël. C’était quelque chose que les néo-cons ne pouvaient ni tolérer, ni oublier.

Benjamin Netanyahu, Premier Ministre israélien, s’adressant à l’Assemblée Générale des Nations-Unies le 22 septembre 2016 (photo: Nations-Unies)
Les projets Clean Break et le Project for a New American Century (PNAC) [le Projet pour un Nouveau siècle Américain, NdT] étaient exclusivement fondés sur une politique américaine de grande envergure destinée à sécuriser Israël. Le point important ici est que Wurmser, insistant sur le fait qu’anéantir le Baathisme devait être la priorité fondamentale dans la région, ajoutait : « Il ne faut pas faire de quartier avec le nationalisme laïque arabe » — même pas, ajoutait-il, « pour endiguer le raz-de-marée du fondamentalisme islamique » (guillemets ajoutés par l’auteur).
Dans les faits, l’Amérique n’avait pas intérêt à endiguer le raz-de-marée du fondamentalisme islamique. Les États-Unis l’utilisaient généreusement: ils avaient déjà envoyé des insurgés islamistes armés et congédiés en Afghanistan en 1979 afin précisément « de provoquer » une invasion soviétique qui a fini par arriver comme il se devait.
À la question sur le terrorisme qui s’en est suivi, qui demandait s’il regrettait d’avoir ainsi alimenté l’extrêmisme islamique, Zbig Brzezinski, conseiller à la Sécurité Nationale du président Jimmy Carter a répondu :
« Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’entraîner les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au Président Carter, précisément : ‘Nous avons à présent l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam.’ »
Les fondamentalistes Sunnites expulsés sont maintenant utilisés par les États occidentaux pour contrer le nassérisme, le Baathisme, l’URSS, l’influence iranienne, et dernièrement pour tenter de renverser le président syrien Bachar al-Assad. Un ancien responsable de la CIA en 1999 avait pourtant explicité le raisonnement à l’époque :
« En Occident, l’expression fondamentalisme islamique fait surgir des clichés d’hommes barbus portant des turbans et de femmes vêtues de voiles noirs. Certains mouvements islamistes comprennent certes des éléments réactionnaires et violents. Mais nous ne devrions pas laisser des stéréotypes nous cacher le fait qu’il existe aussi de puissantes forces acquises à la modernisation, qui travaillent de concert avec ces mouvements. L’Islam politique est en train de changer. Ainsi, des mouvements islamistes modernes peuvent être le principal vecteur pour apporter le changement dans le monde musulman et casser les liens avec les vieux régimes ‘dinosaures’ » (guillemets ajoutés par l’auteur).
Protéger les émirs
Précisément : c’était le but des printemps arabes. Le rôle dévolu aux mouvements islamistes était de casser le monde nationaliste laïque arabe (les propos de Wurmser « Pas de quartier pour le nationalisme laïque arabe »), mais également de protéger les rois et émirs du Golfe, avec lesquels l’Amérique était obligée de s’allier — comme Wurmser le reconnaît explicitement — en tant que contre-partie directe dans le projet de dissoudre le monde laïque nationaliste arabe. Les rois et les émirs, naturellement, craignaient le socialisme associé avec le nationalisme arabe, tout comme les néo-cons.

L’intellectuel emblématique néo-conservateur Robert Kagan. (crédit photo: Mariusz Kubik, http://www.mariuskkubik.pl)
Dan Sanchez écrit avec une grande perspicacité (bien avant l’intervention russe au Moyen-Orient) que Robert Kagan et son collègue néo-con, Bill Kristol, dans leur article publié en 1996 dans Foreign Affairs,Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy, ont cherché à à immuniser à la fois le mouvement conservateur et la politique étrangère américaine contre l’isolationnisme de Pat Buchanan.
« La menace soviétique venait de disparaître, et avec elle la guerre froide. Les néo-cons étaient terrifiés à l’idée que les citoyens américains puissent saisir l’occasion de renoncer à leur devoir impérialiste. Kristol et Kagan pressaient leurs lecteurs de résister à cette tentation, et au lieu de profiter de la nouvelle pré-éminence hors pair de l’Amérique… pour devenir une puissance dominante où et quand c’était possible. De cette façon, tout compétiteur potentiel futur serait écrasé, et le nouveau ‘moment unipolaire’ durerait éternellement… Ce qui semblait rendre ce rêve néo-con atteignable, était l’indifférence de la Russie post-soviétique. »
Et, l’année suivant la chute du mur de Berlin, la guerre contre l’Irak a marqué le début du remodelage du Moyen-Orient : pour l’Amérique, défendre globalement un pouvoir unipolaire (par les bases militaires) ; détruire l’Irak et l’Iran; « démanteler la Syrie » (comme Clean Break l’avait préconisé) — et sécuriser Israël.
La Russie est de retour
Et bien, la Russie est de retour au Moyen-Orient — et la Russie n’est plus « indifférente » aux actions américaines — et maintenant « la guerre civile » a émergé en Amérique entre ceux qui veulent punir Poutine pour avoir gâché le moment unipolaire de l’Amérique dans la région si durement, et finalement — avec la Syrie — et ceux qui veulent une autre direction politique, menée par Steve Bannon, qui préconise précisément une politique étrangère américaine buchananesque, politique que les néo-cons avaient tant espérée piller (plus ça change, plus c’est la même chose [en français dans le texte, NdT].

Le président Vladimir Poutine s’adressant au public à l’occasion d’un concert à Palmyre, Syrie, après sa libération d’ISIS, via transmission satellite le 5 mai 2016; (image de la retransmission en direct de l’événement par RT
Il est très clair cependant qu’une chose a changé: l’instrumentalisation à long terme des djihadistes sunnites pour le remodelage du Moyen-Orient est terminée. Les preuves sont évidentes partout :
Les dirigeants des cinq puissances émergentes des BRICS ont, pour la première fois, désigné des groupes de militants basés au Pakistan comme une menace pour la sécurité de la région et appelé à la prise en compte de la responsabilité de leurs parrains.
« Dans cette perspective, nous exprimons notre préoccupation sur la situation sécuritaire régionale et sur la violence causée par les Talibans, (l’État islamique)…, Al-Qaïda et ses affiliés incluant le Mouvement Islamique du Turkestan Oriental, le Mouvement Islamique d’Ouzbekistan, le réseau Hakkani, Lashkar-e-Taiba, Jaish’e-Mohammad, TTP et Hizb ut-Tahrir » ont déclaré les dirigeants (le Pakistan et l’Arabie saoudite devront en prendre note).
De même, un article publié dans un journal égyptien et écrit par l’envoyé britannique pour le Moyen-Orient, Alistair Burt, laisse entendre que Londres soutient maintenant sans réserve le régime de Sissi dans sa guerre contre les Frères Musulmans. Burt a dénoncé les Frères Musulmans pour leurs liens avec l’extrémisme, et en même temps a insisté sur le fait que la Grande-Bretagne a imposé une interdiction totale de tout contact avec cette organisation depuis 2013 — en ajoutant que « il est temps pour tous ceux qui défendent les frères musulmans à Londres ou au Caire de mettre un terme à la confusion et à l’ambiguïté ». On ne s’étonnera pas que les remarques de Burt aient été accueillies avec une satisfaction immense au Caire
Même s’il est tout à fait exact qu’il y avait des hommes et des femmes bien intentionnés et fidèles à des principes parmi les islamistes sunnites qui, à l’origine, souhaitaient retrouver l’islam regretté fondé dans les années 1920 (avec l’abolition du califat), le fait est (malheureusement) que cette même période coïncidait avec la conception du premier monarque saoudien, Abdul Aziz (soutenu de façon enthousiaste par la Grande-Bretagne) d’utiliser le wahhabisme décrié comme moyen de régner sur toute l’Arabie. Ce qui s’est passé ensuite et s’est terminé avec les violentes attaques dans les villes européennes n’est pas surprenant : la plupart des mouvements islamistes étaient abreuvés au robinet des pétrodollars saoudiens, et à la conception wahhabite de son exceptionnalisme violent ( il n’y a que le wahabbisme qui revendique être « le seul véritable islam »).
L’instrumentalisation politique
Et au fur et à mesure que l’islam était de plus en plus utilisé politiquement, son courant interne le plus violent, inévitablement, est devenu prédominant. Inévitablement, la palette des mouvements islamistes sunnites — y compris ceux considérés comme « modérés » — est devenue progressivement plus proche du fondamentalisme wahhabite intolérant, dogmatique, et ils ont embrassé la violence extrémiste. Dans la pratique, même des mouvements nominalement non-violents, y compris les Frères Musulmans, se sont alliés aux forces d’al Qaïda et ont combattu avec elles en Syrie, au Yémen et sur d’autres théâtres.

Le président Donald Trump pose avec des combattants au sabre lors de son arrivée au palais Murabba, en tant qu’invité du roi saoudien Salman à Riyad, Arabie saoudite, le 20 mai 2017; (photo officielle de la Maison-Blanche par Shealah Craighead)
Donc, quelle est la situation : l’échec politique des mouvements wahhabites est total. Il y a peu de temps, les jeunes musulmans, y compris ceux qui avaient vécu en Occident , étaient réellement motivés par un radicalisme dur et la promesse de l’apocalypse musulmane. La prophétie de Dabiq (de la rédemption prochaine) semblait alors près de se réaliser pour ces jeunes adhérents. Maintenant ce n’est que mirage. Sa sauvagerie sans discrimination a totalement discrédité le wahhabisme. Et les revendications saoudiennes de savoir-faire politique et l’autorité islamique ont subi un revers sévère.
Ce qui est moins évident pour le monde extérieur, c’ est que c’est l’armée syrienne à majorité sunnite qui a infligé ce revers. En effet, dans tous les stéréotypes et la propagande qui sévit dans le monde occidental à propos du conflit syrien, les Chiites contre les Sunnites, c’étaient les Sunnites syriens qui avaient combattu — qui étaient morts — pour leurs tradition islamique levantine, contre l’orientation insufflée, exceptionnelle, intolérante récemment introduite (après la deuxième guerre mondiale) au Levant depuis le désert saoudien du Nejd (le wahabbisme à l’origine a surgi du désert du Nejd en Arabie saoudite).
Depuis la guerre en Syrie et après la brutalité meurtrière de l’EI à Mossoul, de nombreux Sunnites en ont plus qu’assez de l’orientation wahhabite de l’Islam. Il est vraisemblable qu’il y aura une renaissance de la notion de laïcité et de nationalisme non-sectaire par voie de conséquence. Mais en même temps on assistera à la renaissance du modèle traditionnel levantin d’un Islam tolérant, plus introverti, quasiment laïque.
Alors que le Sunnisme décrié utilisé politiquement peut être « défait », l’islam radical réformiste sunnite, en tant que sous-culture, n’est certainement pas « éradiqué ». En fait, alors qu’il y a globalement un retour de balancier contre les mouvements sunnites, l’hostilité déjà générée va vraisemblablement nourrir le sentiment que l’Islam est assiégé et attaqué, et dépouillé de ses territoires et de son autorité, et qu’il a été privé de l’État dont les Sunnites, selon leur tradition, pensent être les « propriétaires ». Le courant puritain, intolérant en Islam est présent depuis les temps les plus anciens (Hanbali, Ibn Taymiyya, et, au dix-huitième siècle, Abd-el Wahhab), et ce courant semble toujours renaître en temps de crise au sein du monde islamique. L’EI est, peut-être défait, mais ce courant ne sera jamais entièrement vaincu, ni ne disparaîtra complètement.
Le « vainqueur » de cette partie est al Qaïda. Ce groupe avait prédit l’échec de l’EI,arguant qu’un califat ayant une existence géographique était prématuré. Le leader d’Al Qaïda Ayman Zawahiri a prouvé qu’il avait eu raison. Al Qaïda va balayer les restes à la fois de l’EI et des membres déçus des Frères Musulmans. D’une certaine façon, nous devrions assister à une plus grande convergence des mouvements islamistes, surtout quand les bailleurs de fonds du Golfe se retireront.
Il est probable que nous serons témoins d’un retournement en faveur du djihad global, virtuel de Zawahiri pour provoquer l’Occident, plutôt que de le combattre militairement, agissant – à l’inverse de la tentative de s’emparer d’un émirat physique et de le contrôler.
Attendons-nous à ce que les tombeaux chiites de Kerbala et Nadjaf commencent à éclipser les tombeaux sunnites de la Mecque et de Médine.
Alastair Crooke est un ancien diplomate britannique, membre éminent des services secrets britanniques et de la diplomatie de l’Union européenne. Il est le fondateur et directeur de Conflicts Forum.
Source : Alastair Crooke, Consortium News, 08-09-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

12 réponses à La survie de la Syrie est une plaie pour les djihadistes, par Alastair Crooke

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KiwixarLe 30 septembre 2017 à 06h40
A propos de « Coping with Crumbling States [Faire face à des états qui se délitent] », c’est vraiment l’ironie de l’histoire qu’il ait été écrit par des Zuniens juste après la chute du communisme, et que ce sont désormais deux pays ex-communistes (Russie et Chine) qui se grattent la tête avec un mélange de consternation et de prudence sur la manière de faire face aux soubresauts dangereux d’un Etat en voie de délitement : les USA.

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