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mardi 22 août 2017

Files d’attente à la préfecture : «Je joue mon travail sur un putain de ticket»

C'est une situation inadmisible pour notre pays qui se prétend patrie des droits de l'homme ! BV

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ADMINISTRATION

Files d’attente à la préfecture : «Je joue mon travail sur un putain de ticket»

A Nanterre, dans la nuit du 7 au 8 août. A 3 heures du matin, ils étaient déjà 200 à faire la queue devant la préfecture.
A Nanterre, dans la nuit du 7 au 8 août. A 3 heures du matin, ils étaient déjà 200 à faire la queue devant la préfecture. Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération

Etrangers en situation régulière depuis des années, ils sont réduits à passer la nuit dehors par centaines, espérant être reçus à la préfecture de Nanterre pour renouveler leur titre de séjour, obtenir un récépissé… Rencontre avec ces maltraités de l’administration française.

Trois heures du matin, mardi 8 août. La nuit est fraîche devant les grilles de la préfecture de Nanterre, chef-lieu des Hauts-de-Seine. Près de 200 personnes, allongées sur des cartons et enveloppées dans des draps, sont alignées en une longue file sur le trottoir. Vers 9 h 30, ils seront presque 1 000. Quelques claquements de bises, des retrouvailles complices. Peu sont novices. Leur hantise : que le portail se referme devant eux. Seul sésame pour le franchir, murmuré sur toutes les lèvres, «le ticket» qui permettra à ces étrangers d’effectuer leurs démarches : demande ou renouvellement de titre de séjour ou de récépissé, changement d’adresse ou demande de renseignement.
Nuit devant la prefecture de police de Nanterre avec les personnes en attente de renouvellement de leur titre de séjour et autres démarches.
A Nanterre, dans la nuit du 7 au 8 août. Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération.
On remonte la queue. Quelques poussettes par-ci, une vendeuse de café ambulante par-là, une poubelle qui déborde de boîtes à pizza. Vers 4 heures du matin, c’est le bal des VTC, qui débarquent des personnes équipées de chaises pliantes et de provisions. «C’est scandaleux, honteux… On ne peut pas traiter les gens comme ça»,entend-on parmi la foule. «Il faut parler des odeurs», insiste un usager. En cause : l’absence de toilettes aux alentours. Un autre, les yeux cernés et l’haleine chargée de café : «Vous imaginez ça sur l’île de la Cité ?» «On vit une nuit dans la peau d’un SDF», lance une voix lointaine. Rires jaunes.

«Comme des singes»

A 5 heures, la queue se prolonge jusqu’à l’arrêt de bus Nanterre-préfecture. Soit environ 600 mètres. «Depuis l’arrivée du nouveau préfet, c’est la merde», tonne Amine, 28 ans, consultant en informatique, sac de couchage en bandoulière. «Le plus durce n’est pas de passer la nuit dehors, insiste Ahmed, 30 ans, étalagiste, mais de patienter cinq à six heures pour qu’au bout on vous manque de respect. Il y a des agents qui se lâchent dès qu’ils se sentent un petit pouvoir sur vous, parce qu’ils savent que vous ne pouvez rien dire.»L’homme jette un coup d’œil à sa montre : «J’aurais dû apporter mon narguilé.» Eclats de rire.
Liu, Chinois de 30 ans, ingénieur en CDI depuis six ans et arrivé à 3 heures, s’étonne de ne pas être parmi les premiers. Cet homme en sweat et baskets avait vu la porte se refermer devant lui, la veille à 11 heures, après cinq heures d’attente. «Je n’ai pas le choix, ils ont déjà refait trois fois mon récépissé de renouvellement de carte de séjour "salarié", et là, le dernier va expirer.» Et à chaque fois, il faut poser un jour de congé auprès de son employeur. Car à défaut de pouvoir accorder un titre de séjour dans les temps, la préfecture délivre un récépissé d’une durée de trois mois, sorte de preuve du dépôt de la demande, que l’étranger peut présenter en cas de contrôle et qui lui permet de continuer à travailler… mais qui l’oblige à revenir tous les trois mois. Au côté de Liu, une autre personne explique qu’après un an d’attente, son amie n’a toujours pas reçu le fameux SMS l’invitant à venir retirer son titre de séjour. Après sa nuit de service comme aide-soignant à l’hôpital, il lui garde sa place.
Plusieurs groupes de discussion se forment spontanément. Chacun avance son hypothèse : «Avant les attentats, c’était très fluide» ; «Ce n’est pas la police qui ralentit le rythme, c’est une volonté politique.» Une Brésilienne surnommée Mona Lisa, coloriste chez L’Oréal, cherche à détendre l’atmosphère : «Pas de toilettes, alors on fait comme les singes, dans les buissons.»
Quelques minutes avant 6 heures, l’afflux s’intensifie avec l’ouverture des transports en commun. Des dizaines de personnes sortent d’un bus en courant. «Vite, vite, viiiiite.» Chaque place compte. La pluie se met à tomber. Murielle, une Camerounaise de 48 ans qui travaille en free-lance dans l’événementiel - notamment pour l’Elysée -, a besoin de renouveler sa carte de séjour de dix ans, désormais périmée. A l’approche de la rentrée, elle angoisse : «Si je rate la Fiac [foire d’art contemporain] faute de papiers, je perds ma place pour deux ans ou plus. Alors que je suis ici depuis 1986…» «Mon année de naissance»,réagit Liu. Une voiture, musique à fond, passe, s’arrête et redémarre.

Un «bordel assumé»

Murielle n’est pas la seule à risquer son job. Une voix s’élève à ses côtés : «Moi qui travaille dans la sécurité, mon patron a été ferme. C’est la troisième et dernière fois qu’il m’autorise à prendre une journée pour "mes histoires de papiers". De fait, je joue mon travail sur un putain de ticket.» Et sans être sûr d’y parvenir.
Ces fameux «tickets» d’entrée, la préfecture en délivre 200 certains jours, d’autres fois 600. Impossible de savoir à l’avance. «Pourquoi ne pas nous dire simplement "on a assez de monde, vous pouvez partir" ? s’indigne Rémi, un Français de 26 ans qui accompagne sa femme, Pris, une Australienne de 28 ans. A Paris, il faut s’y prendre trois mois avant l’expiration du titre de séjour, mais le rendez-vous se prend sur Internet, il est garanti à une heure précise. Ici, c’est le bordel assumé : ils donnent des récépissés de trois mois, alors qu’ils savent qu’ils ne tiennent pas les délais, et que le dossier ne sera pas traité avant neuf mois. Du coup, il faut revenir tous les trois mois.»
Jusqu’ici en retrait, Mus, un Algérien de 32 ans, est consterné : «C’est l’attractivité de la France qui en prend un coup.» Ce doctorant scientifique qui entame sa deuxième année de recherches dans le photovoltaïque, passe sa nuit à Nanterre pour valider sa «convocation d’accueil» délivrée par l’université, via le programme Welcome France. Cocasse.
Nuit devant la prefecture de police de Nanterre avec les personnes en attente de renouvellement de leur titre de séjour et autres démarches.
A Nanterre, dans la nuit du 7 au 8 août. Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération.
Mohand et Zoulikha, 76 et 68 ans, retraités à l’allure chic, se disent«déçus» plus qu’en colère. En France depuis 1962, Mohand ne pensait pas subir une telle humiliation : rester sans papiers pendant six mois parce que la préfecture n’a pas pu renouveler leurs cartes de dix ans à temps. «J’ai développé un stress pas possible. On n’a pas pu assister à des événements familiaux en Algérie à cause du retard pris par la préfecture. On a perdu plus de 1 000 euros dans les billets d’avion qu’on a dû annuler», confie Zoulikha, en France depuis trente ans.«On se sent pris en otage alors qu’on est aussi chez nous, on travaille, on cotise, on paie nos impôts, on donne plein de choses à ce pays… C’est du racisme», ajoute Mohand avant de montrer, sur sa gauche, la plaque de la ville : «place des droits de l’homme».
A mesure que l’heure fatidique d’ouverture (9 heures) approche, les rires bon enfant laissent place à une tension palpable. Certains essayent de resquiller, bousculant les barrières. Six policiers en uniforme, un agent de sécurité et, un peu en retrait, un fonctionnaire dans son costume impeccable, se mettent en place. Arrive également«le petit monsieur au mégaphone», comme l’appellent les usagers, chargé de gérer la file d’attente. «Vous vous croyez où, là ? On est chez les humains ici», hurle-t-il de sa grosse voix dans son instrument, face à l’agitation. Marie-Ange, Mauricienne de 69 ans, brandit sa convocation. «Le petit monsieur» se moque : «J’entends pas, j’entends pas.» Excédée, elle s’éloigne : «Je fais de la tension, j’en peux plus. Mon fils a déjà passé trois nuits ici.» Naturalisée le 27 juillet, après trente-et-un ans sur le sol français, elle est convoquée pour une erreur de signature commise par la préfecture.

Trafic de places

Il est 9 h 30 : près de 1 000 personnes font désormais le pied de grue devant la préfecture. Mona Lisa se réveille : «1 000 euros la place, qui dit mieux ?» De l’humour ? Pas seulement. Car un véritable trafic s’est organisé, où les places se monnayent entre 150 et 300 euros. «Mais qu’est-ce que vous branlez, les journalistes ?» nous interpelle un policier qui, fatigué de ce chaos, aimerait que ce dernier soit davantage médiatisé. Un autre, chargé de la sécurité, se retourne vers la foule : «Vous avez passé la nuit ici. Ne laissez personne passer devant vous.» Vers 11 heures, le moment tant redouté arrive. Plus de ticket, dans un premier temps, pour le retrait des cartes de séjour. Sultana, 27 ans, venue accompagner sa mère, hausse le ton en s’agrippant aux barrières : «La France, terre d’accueil, c’est juste pas vrai !» Et elle tourne les talons. Sa mère reste là un instant, hébétée, et, comme pour elle-même, murmure en arabe : «La France s’est perdue.»
Interrogée par Libération, la préfecture avance plusieurs raisons à cette «situation de crise» qui perdure depuis juin : le pic saisonnier, l’incendie qui a touché la sous-préfecture d’Antony en décembre et qui a conduit au transfert des dossiers, la réforme en cours des préfectures et la période défavorable aux fonctionnaires… Le tout alors que le bâtiment ne peut accueillir plus de 700 personnes par jour malgré les renforts. Et de relativiser : «C’est pareil dans toutes les autres préfectures d’Ile-de-France, mais c’est plus visible ici car l’attente se fait sur le trottoir.» Avant d’ajouter : «Vous savez, pour nous, 9 heures - 16 h 30 au guichet, c’est de grosses journées…»
Dounia Hadni Photos Stéphane Lagoutte. MYOP @douniahadni




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