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mercredi 19 juillet 2017

Les Crises.fr - Il faut rouvrir notre ambassade à Damas, par Richard Labévière

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                                      Les Crises - Des images pour comprendre
19
Juil
2017

Il faut rouvrir notre ambassade à Damas, par Richard Labévière


Début juillet, la dernière réunion d’Astana aura au moins permis de nouveaux échanges de prisonniers et, surtout, de consolider l’établissement des « zones de désescalade » afin d’élargir la géographie du cessez-le-feu établi après la libération d’Alep en décembre 2016. L’autre cessez-le-feu – conclu en marge du G-20 entre Vladimir Poutine et Donald Trump pour le sud-ouest de la Syrie – constitue une seconde bonne nouvelle. En Jordanie, experts russes et américains se sont mis d’accord sur un mémorandum portant sur la création d’une « zone de désescalade » dans les régions de Deraa, Qouneitra et Soueïda. Enfin, depuis le 10 juillet, un nouveau cycle de discussions a repris aux Nations unies à Genève sous l’égide du diplomate Staffan de Mistura, continuant à porter sur les « quatre paniers » et leur ordonnancement : réforme de la constitution, gouvernement de transition, élections et lutte contre le terrorisme.
Absente de ces différents processus, la diplomatie française se trouve aujourd’hui réduite à une posture d’observation, sinon d’impuissance, dans une région où elle était pourtant un acteur de poids depuis le démantèlement de l’empire ottoman. L’expertise cartographique, une école d’islamologues les plus réputés au monde, une empathie et une connaissance personnelle des principaux responsables et décideurs politiques de la région, avaient pourtant fait de la France l’un des pays les plus écoutés et les plus attendus dans l’Orient compliqué. Désormais, pour reprendre les mots de l’un des principaux ministres des Affaires étrangères de la région : « la France est sortie de nos écrans… » Que s’est-il passé ?
Trois évolutions franco-françaises ont conduit à ce désastre :

1) la mode germanopratine d’un sans-frontièrisme post-kouchnérien, alliée à une morale à géométrie variable des droits de l’homme, s’est imposée comme politique étrangère à part entière de notre pays, où une grande partie de la haute fonction publique est tombée dans une fascination transie de l’école néo-conservatrice américaine. Dans ce contexte, notre diplomatie orientale historique s’est proprement désagrégée au profit de postures ne répondant plus à la défense et à la promotion des intérêts de la France, mais se conformant à des impératifs idéologiques très éloignés des réalités du terrain. Le symptôme le plus spectaculaire de cette évolution anomique aboutit à la fermeture de notre ambassade à Damas par Alain Juppé dès mars 2012.
2) le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2008, sous prétexte – notamment – qu’il favoriserait l’émergence d’un improbable « pilier européen de la défense », ramenait la politique étrangère de la France dans le sillage de celle des Etats-Unis. L’alignement de Paris et de l’Union européenne sur les orientations de Washington, en particulier à l’encontre de Moscou, démonétise la fameuse « troisième voie » initiée par le général De Gaulle au lendemain de la guerre israélo-arabe de juin 1967. Désormais, les capitales arabes s’adressent plus volontiers à Washington et Moscou, dans un climat de Guerre froide régionale où Paris n’a plus son mot à dire.
3) enfin, la « diplomatie économique » inaugurée par Nicolas Sarkozy avec le Qatar et poursuivie par François Hollande et Laurent Fabius avec l’Arabie saoudite finit par supplanter « la politique arabe » de la France au profit d’une « politique sunnite »… En attendant des politiques touareg, kabyle, jurassienne ou papou ?
Toujours est-il qu’une frénésie de signatures de contrats – le plus souvent sans suite – s’est emparé de l’Elysée et du Quai d’Orsay, davantage obsédés par la réussite des sociétés du CAC-40 que par les intérêts vitaux de la France. Avec cela, les effets d’annonce et les improvisations d’une diplomatie compassionnelle, faite de libérations d’otages et d’entorses aux usages les plus fondamentaux des relations internationales, ont pris le pas sur les exigences discrètes et opiniâtres d’une politique étrangère construite en fonction de la réalité des rapports de force, de la géographie et d’un temps long.
L’auteur de ces lignes se souvient d’une conversation récente avec Bertrand Besancenot, qui fut notre ambassadeur en Arabie saoudite pendant une dizaine d’années. Il était persuadé que notre pays devait s’engouffrer dans ce qu’il appelait alors « le vide laissé par le désengagement américain  en Arabie», pendant que l’administration Obama négociait – au grand dam de Riyad – la finalisation de l’accord sur le dossier nucléaire iranien. Certes, tentai-je de répondre, un certain désamour s’était installé entre les deux vieux alliés stratégiques, mais la grogne serait passagère et la relation bilatérale américano-saoudienne reviendrait vite aux tables de la loi du Pacte du Quincy, les deux pays ne pouvant s’affranchir de la première alliance pétrole contre sécurité, scellée pour 60 ans par Roosevelt et le roi Ibn-Séoud le 13 février 1945. En 2005, George W. Bush a reconduit ce pacte historique pour une nouvelle période de 60 ans, sans que l’événement suscite la moindre ligne dans la presse parisienne.
Les rêves de l’ambassadeur Besancenot, hélas, se sont brusquement effondrés le 20 mai dernier lorsque le nouveau président américain s’est rendu à Riyad. Parallèlement aux milliards de dollars des contrats d’armements américains signés avec la monarchie wahhabite et aux promesses d’autres milliards d’investissements saoudiens aux Etats-Unis, Donald Trump s’est adressé aux représentants d’une cinquantaine de pays sunnites pour leur dire deux choses essentielles : l’Arabie saoudite est la puissance hégémonique et sans partage de l’ensemble du monde arabo-musulman ; l’Iran doit être « isolé » parce qu’il « soutient le terrorisme ». Faire une telle annonce depuis la capitale d’un pays aux mains d’une famille qui finance l’Islam radical, et par voie de conséquence le terrorisme salafo-jihadiste depuis plus de trente ans, c’est une belle performance.
Quoi qu’il en soit, quand on fait les comptes aujourd’hui de la décennie Besancenot, l’on constate que si la France et l’Arabie saoudite ont signé des promesses de contrats pour un volume excédant 54 milliards d’euros, moins de dix milliards sont effectivement rentrés en caisse à ce jour, le reste étant, semble-t-il, condamné à la critique rongeuse des chameaux du Nejd. Par conséquent, la « diplomatie économique » et la « politique sunnite » de la France ont pris un fameux coup, dont elles ne semblent plus en mesure de se relever efficacement. De fait, nous voilà bien obligés de reconstruire autre chose, et dans les meilleurs délais.
Avant de nous y mettre, il convient encore d’examiner et de comprendre les deux autres mécanismes qui ont fait sombrer notre diplomatie dans l’idéologie du « ni-ni », dite encore « ni Bachar, ni Dae’ch ». Là aussi, trois remarques :
1) parallèlement et simultanément au fait que les terroristes ayant sévi dans les rues de Paris, de Londres ou de Berlin se sont tous, peu ou prou, réclamés de Daec’h/Organisation « Etat islamique » ou de la Qaïda, il importe de répéter ce que rabâche notre collègue Renaud Girard depuis cinq ans : les soldats de l’armée de Bachar al-Assad ne menacent ni les cafés de Paris, ni les intérêts français domestiques et extérieurs.
2) est-ce bien à la France de décider si l’avenir de la Syrie doit se faire avec ou sans Bachar al-Assad ? Après les brillantes opérations occidentales de Regime Change en Afghanistan, en Irak et en Libye, celle qui est en cours au Yémen et la répression sanglante qui s’abat quotidiennement sur la population de Bahreïn avec l’aval des Etats-Unis, la question se pose des finalités des « guerres humanitaires » de Washington, Londres, Paris et Berlin (behind the window), en dépit de leurs affichages en faveur des droits humains et de l’imposition de la « démocratie ». Il faudra nous expliquer un jour pourquoi l’Afghanistan devrait être gouvernée comme la Confédération helvétique, sinon pour y exporter des montres de haute précision, du chocolat aux noisettes et des banques spécialisées dans la gestion de fortune.
3) enfin, nulle personne de constitution normale ne saurait se réjouir des atrocités d’une guerre civile. S’il suffisait de quelques résolutions des Nations unies ou de pétitions d’ONGs pour abolir la guerre, cela se saurait ! La fin de la Guerre froide et l’élargissement de la mondialisation ont eu notamment pour conséquence de dégeler des conflits intra-muros d’une violence inouïe : Somalie, Rwanda, ex-Yougoslavie, Afrique centrale etc. Dans plusieurs continents, avec l’éclatement du cadre étatique traditionnel, nombre de conflits asymétriques mais aussi de connexions criminogènes et mafieuses (trafics de drogues, d’armes, d’êtres humains et d’organes humains) se sont développés de manière exponentielle.
Ces flux morbides ne tombent pas du ciel et s’intensifient d’autant plus que les grandes puissances occidentales s’évertuent à démanteler les pays n’entrant pas dans la reconfiguration globale de leurs intérêts économiques et stratégiques. L’expansion mondialisée de ces machineries morbides produisent conjointement dérégulation économique, casse des services publics, radicalisations de toutes sortes et guerres civilo-globales, avec leurs cortèges d’atrocités. Ces dernières font interagir plusieurs facteurs : démultiplication d’acteurs non-étatiques, généralisation de l’idéologie de la guerre de « tous contre tous » où tous les moyens sont bons, notamment le recours aux modes opératoires terroristes1. Après le terrorisme à support étatique (1970-1990) et le terrorisme rhizomatique de la Qaïda (1991-2011), le terrorisme territorialisé de Dae’ch a changé la nature de la guerre. Face à ces évolutions, le dualisme moral du bien contre le mal, de la civilisation contre la barbarie, des « révolutionnaires » contre les « dictateurs », de « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », ne suffit sans doute pas à comprendre, à fortiori résoudre, les crises complexes qui n’ont cessé d’ajouter de nouvelles guerres à celles qui ravagent les Proche et Moyen-Orient depuis le démantèlement de l’empire ottoman.
Avec la guerre civilo-globale de Syrie, les opinions publiques des sociétés occidentales découvrent, horrifiées, le retour du réel, c’est-à-dire de la mort, une mort que, pourtant leurs pratiques politiques, économiques et sociales n’ont cessé de produire, banaliser et généraliser depuis la Révolution industrielle2. Oui, des femmes et des enfants sont morts à Alep, comme à Mossoul, Raqqa et ailleurs. Mais ceux qui meurent au Yémen, à Bahreïn et au fil des « bavures » de la Coalition menée par les Etats-Unis en Irak ou en Syrie, sont moins égaux que ceux qui sont mis au compte de la Russie, de l’Iran ou du Hezbollah libanais. Tous les morts sont égaux, certes, mais certains plus égaux que d’autres…
Défiant tout Projet de paix perpétuelle selon Kant, cette confusion n’a de cesse que d’occulter l’enjeu cartographique principal de la guerre civilo-globale en Syrie : Washington, ses supplétifs européens, ses alliés du Golfe et Tel-Aviv veulent démanteler le territoire de la Syrie comme ils l’ont fait en Afghanistan, en Yougoslavie, en Irak, au Soudan et en Libye, tandis que Moscou, Damas, Téhéran, le Hezbollah libanais et d’autres forces chi’ites s’évertuent, pour leur part, à défendre les frontières et les alliances des Etats-nations de ce Croissant fertile disputé depuis Alexandre le Grand.
Dernièrement, l’ancien ambassadeur américain à Damas Robert Ford a accordé un entretien au quotidien saoudien Asharq al-Awsat, reconnaissant l’échec des buts de guerre de Washington au Proche et au Moyen Orient et annonçant une « défaite américaine ». Rien de moins ! Il affirmait, par ailleurs : « la partie est finie, les Etats-Unis seront obligés, une fois Dae’ch écrasé, de déguerpir. Comme cela s’est passé au Liban en 1983 et en Irak en 2011 ». Il concluait : « la plus grande erreur politique que j’ai commise était de croire que le régime allait négocier son propre départ. Je n’avais pas prévu que l’Iran et le Hezbollah allaient envoyer des milliers de combattants pour soutenir le pouvoir en Syrie ». Ni le soutien indéfectible de la Russie !
Comme nous l’avons souligné en préambule, la Russie s’est imposée comme la nation cadre dans le processus d’une recherche de sortie de crise. Toujours imprévisible, mais dominé par son pragmatisme affairiste, Donald Trump a fini par admettre cette évidence, allant jusqu’à répéter lors du dernier G-20 de Hambourg, qu’« il fallait travailler avec les Russes en Syrie. » La Maison Blanche cherche maintenant à placer des « technocrates » dans un futur gouvernement de transition, « technocrates » qui assureraient aux sociétés américaines leur part de reconstruction des infrastructures d’une Syrie à remettre debout. Dans le contexte de cette nouvelle donne, que dit et que fait la France ?
Quelques signes encourageants : notre nouveau président de la République a affirmé qu’il ne désirait pas « la destruction de l’Etat syrien », que la mise hors-jeu de Bachar al-Assad n’était pas la question et qu’une idéologie de « néoconservateurs importés » n’offrait certainement pas la solution d’une sortie de crise…
Bien sûr, les soutiens des « révolutionnaires » de « Damas-sur-Seine » ont aussitôt signé une tribune horrifiée dans Libération, bulletin officiel de la bobologie diplomatique qui ruine notre politique étrangère depuis la fin de Chirac. D’autres voix peuvent enfin se faire entendre, appelant le président de la République à reprendre en main notre outil diplomatique en déshérence et demandant la levée des sanctions internationales, qui frappent surtout la population civile syrienne, et aussi la réouverture de notre ambassade à Damas.
Il ne s’agit pas d’installer un nouvel ambassadeur de France à Damas en flonflons et fanfares mais, en tenant compte de l’évolution des rapports de force régionaux et internationaux aux Proche et Moyen-Orient, et sans se déjuger, d’y nommer un chargé d’affaires, comme l’ont fait depuis plusieurs mois différents pays de l’Union européenne, d’Asie et d’Amérique Latine. En renouant ainsi un dialogue, même à minima, avec les autorités syriennes, Paris retrouverait quelques canaux et quelques outils susceptibles de lui fournir informations et moyens pour refonder une diplomatie souveraine et indépendante dans cette région cruciale.
Le rétablissement de la coopération avec les services syriens est une absolue nécessité dans notre lutte contre un terrorisme qui ne s’arrêtera pas avec le démantèlement des sanctuaires irakiens et syriens deDae’ch et de la Qaïda. L’après-Dae’ch a d’ores et déjà commencé au Caucase, en Asie (aux Philippines notamment) et à nos portes sahélo-sahariennes (en Libye par exemple). Et que les « révolutionnaires » parisiens ne viennent plus répéter que Bachar al-Assad a fabriqué lui-même et à lui seul les groupes salafo-jihadistes qui terrorisent les Proche et Moyen-Orient. Ce sophisme rabâché constitue l’une des figures négationnistes les plus perverses de la guerre civilo-globale de Syrie. Lors des pourparlers de Genève I et II, les autorités syriennes ont effectivement libéré plusieurs milliers de terroristes : à l’époque, cette décision conditionnait la poursuite du processus diplomatique engagé à Genève sous l’égide des Nations unies. Les autorités syriennes ont dû s’y résoudre à la demande insistante des diplomates russes, qui cherchaient à satisfaire l’Arabie saoudite, marraine de la délégation de l’opposition.
Depuis, bien des masques sont tombés et les factions salafo-jihadistes soutenues et financées par les monarchies du Golfe et la Turquie reculent partout. A l’ouest d’Alep, les services turcs essaient d’exfiltrer leurs mercenaires sunnites tchétchènes et chinois de la poche d’Idlib. Armés par Washington, les Kurdes des FDS (Forces démocratiques syriennes) assiègent Raqqa et Al-Mayadeen, derniers sanctuaires syriens de Dae’ch. Mais ces unités kurdes ne pourront certainement pas encadrer la reconstruction de ces villes majoritairement sunnites, qui accueilleront avec soulagement les unités de l’armée gouvernementale syrienne.
Une fois que celles-ci, engagées à l’Est en direction de Deir ez-Zoor et Deraa, auront fait leur jonction à la faveur du dernier cessez-le-feu Russo-américain, les négociations d’Astana et de Genève entreront dans une nouvelle séquence, qui se concentrera sur les conditions, les acteurs et les moyens de la reconstruction du pays. La France participera-t-elle à ce chantier qui promet de changer la géopolitique générale des Proche et Moyen-Orient ?
Je me souviens avec une certaine mélancolie, sinon une révolte certaine, avoir partagé l’engagement des unités du génie français pour déminer les plages de Koweït-City, remettre en fonction la centrale électrique et le tram de Sarajevo – théâtre sur lequel 55 soldats français sous casque bleu ont laissé la vie -, pour voir avec stupéfaction des sociétés britanniques, allemandes, italiennes, coréennes etc. rafler la majorité des chantiers de ces reconstructions. Au-delà de ces perspectives économiques, la France doit retrouver une place centrale dans ce nouvel Orient et cette nouvelle Méditerranée où Russes et Chinois ont pris pied durablement, y compris dans les ports, changeant une donne stratégique dont notre pays ne peut rester absent plus longtemps.
Richard Labévière
16 juillet 2017
1 Richard Labévière : Terrorisme, face cachée de la mondialisation. Editions Peirre-Guillaume de Roux, novembre 2016.
2 Les dernières révolutions technologiques – dont la disruption numérique – non seulement mondialisent les pratiques les plus morbides, mais en imposent l’usage et la normativité.
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