Translate

dimanche 30 avril 2017

Les Crises.fr - Obsession de la post-vérité, par François-Bernard Huyghe

http://www.les-crises.fr

                     Les Crises - Des images pour comprendre
30
Avr
2017

Obsession de la post-vérité, par François-Bernard Huyghe


Source : François-Bernard Huyghe, 07-04-2017
L’actuelle obsession de la “post-vérité” ou des “fake news” et surtout les nombreuses proclamations sur la nécessité de combattre ce danger croissant pour nos démocraties, reposent au moins trois éléments :
– la prolifération des fausses informations
– leur acessiblité croissante, notamment par les réseaux sociaux,
– et surtout la réceptivité inquiétante du public, des “foules crédules”, qui seraient en quelque sorte devenu indifférentes à la vérité.
Chacun de ces éléments mérite un développement avant d’examiner la thèse, à notre avis profondément idéologique, que la démocratie serait menacée par une falsification délibérée des faits et donc qu’il y aurait un camp des rationnels et des pragmatiques opposé au camp des naïfs et des égarés.
I PROLIFERATION
Nous n’avons pas de moyen scientifique de mesurer s’il circule plus de fausses nouvelles (comprenez : des descriptions mensongères de la réalité ou d’événements) qu’il y a vingt ou trente ans. Certes, il suffit de cinq minutes de navigation pour tomber sur une rumeur ou un contenu fantaisiste ; par ailleurs, nous pouvons sans doute mesurer combien d’informations circulant sur les réseaux sociaux sont réputées “fausses” ou “douteuses” d’après leur nombre de signalement par des individus ou des algorithmes “anti-fake”. Mais faute d’instrument de mesure fiable, (comme un un critère constant de ce qu’est une “fausse” information) nous ignorons si la proportion de nos prédécesseurs qui pensaient qu’il n’y avait pas de guerre en Algérie ou pas de Goulag en URSS ou qu’il y avait un génocide d’Albanais au Kosovo et des armes de destruction massive en Irak était significativement plus importe que celle des adeptes des différentes “sphères” sensées égarer le bon peuple : trumposphère, fachosphère, altersphère, gauchosphère, etc.
Du reste qu’est-ce qu’une information “fausse” ? Il y a un noyau “pur et dur” d’informations qui ont été totalement inventées, souvent dans une intention malicieuse comme affaiblir un rival politique, qui ne reposaient sur aucune source. Au moins chez le premier émetteur, elles sont souvent mises en scène ou accompagnées de “forgeries” destinées à les crédibiliser (comme des photos truquées ou prises dans un autre contexte). De telles informations se prêtent souvent à une vérification ou à un démenti facile. La première personne qui a écrit que le pape soutenait Trump ou celle qui a affirmé avoir la preuve que Saddam était à quelques semaines d’avoir l’arme atomique ne pouvaient pas le croire sincèrement.
Dans la désinformation au sens strict, quelqu’un a) fabrique délibérément un faux document ou une fausse déclaration b) multiplie ses efforts pour faire passer le trucage comme venant d’une source neutre et fiable et c) vise délibérément à affaiblir un adversaire (on fait rarement de la désinformation pour faire du bien aux gens).
Ces manœuvres ont un objectif facile à comprendre : accréditer des faits imaginaires qui desservent l’autre, donc les rendre les plus vraisemblables possibles.
Mais on peut aussi rechercher un effet parodique ou ironique qui joue sur l’ambiguité du code, le but étant de faire croire pour faire croire, donc de réaliser un sorte de performance, pas de changer un rapport de force.
Sans être le Gorafi ou Jalons, organes ostensiblement voués à la parodie ou au délire, certains sites ou comptes de réseaux sociaux peuvent obtenir des succès surprenants, si l’on considère comme succès le nombre de gens qui ont repris l’information au premier degré. Ainsi la publication d’une pseudo carte d’identité (d’ailleurs marquée “faux”) de Najat Valaud-Belkacem comme se nommant réellement “Claudine Dupont” (allusion à une phrase de Ségolène Royal suggérant que sa collègue n’aurait pas connu la même fortune si elle s’était appelée Claudine) ne peut vraiment tromper que ceux qui le veulent.
De la même façon, les photos de “membres du ku Kluk Klan soutenant Trump” mais où il s’est révélé que les gens sous les cagoules avaient la peau noire, montrent la confusion d’un second degré (nous, Noirs, dénonçons Trump en nous habillant en membres du clan) avec un premier degré (le Klan s’engage pour Trump).
Enfin n’oublions pas qu’il existe des “pièges à clics” qui publient n’importe quoi pourvu que ce soit sensationnel, dans le but d’attirer des visites et de vendre ces visiteurs à des annonceurs publicitaires. La recherche de la surprise maximale, y compris par l’absurdité évidente, a un but commercial.
Mais si nous plaçons à un bout le faux délibéré et agressif ou le faux qui cherche à multiplier les signes d’absurdité pour faire rire (ou s’amuser à tromper un maximum de naïfs) et à l’autre bout l’information “parfaite” dont on rêve dans les écoles de journalisme, ultra-vérifiée, neutre, etc., il existe toute une gamme de faux et demi faux.
Certaines tiennent à “l’amélioration” d’une information que l’émetteur croit vraie par des photos piochées à la va-vite en ligne ou en amalgamant des sources vraies et des sources douteuses. Il est de bonne foi, mais il recherche le sensationnel. Ou il est égaré par une lecture idéologique de la réalité qui lui fait tenir pour avérés certains contenus sans vérification et sur les indices les plus flous (p.e., suivant son opinion politique que tel crime a été commis par des maghrébins ou que le BVD a enregistré les activités sexuelles de Trump avec des prostituées moscovites). La distorsion entre la réalité et l’effet du message peut tenir au mélange du vrai et du faux, aux titres, à la personnification de principes abstraits, au “deux poids, deux balances”, etc. Chaque année des photographies portant sur des thèmes sensationnels ou sensibles (gens échappant à de grands dangers, accidents spectaculaires, photos émouvantes de victimes ou de réfugiés) se trouvent ainsi soit truquées soit prises dans un autre contexte (une autre année, un autre endroit) pour accrocher l’attention du spectateur.
Par ailleurs, il existe des techniques qui portent moins sur l’énonciation/fabrication du faux que sur sa mise en contexte, son accréditation par des sources qui se prétendront neutres, mais aussi par des techniques de “direction de l’attention” comme la création de faux comptes, l’utilisation de robots qui donnent l’impression d’une fort mouvement d’opinion en ligne. Le but peut aussi être d’attirer les moteurs de recherche, de multiplier les “memes” (les unités d’information qui se reproduisent sur les réseaux sociaux par signalisation, liens, reprise, etc.)
Source : François-Bernard Huyghe, 07-04-2017

Obsession de la post-vérité 2

Source : François-Bernard Huyghe, 07-04-2017
Comme nous l’avons évoqué cf. Obsession… n°1) le numérique facilite la fabrication du faux (et sa distribution). Il peut porter sur le sens de l’énoncé, c’est-à-dire ce qui est dit ou “montré” (A a fait ou déclaré X) et qui renvoie finalement à un fait matériel irréductible (il a eu ou n’a pas eu lieu). Il existe divers degrés de trucage ou d’insincérité : on peut fabriquer totalement l’information, on peut en changer le contexte jusqu’à en fausser le sens (photo d’un événement qui s’est déroulé à tel moment à tel endroit, donnée comme prise ailleurs ou à un autre moment), on peut fausser le sens des événements en créant une hiérarchie (un “agenda”) qui relativise ou exagère la portée des faits (trois lignes sur des milliers de morts dans tel pays, une photo bouleversante d’une victime de tel autre conflit), on peut mêler faits et jugements…
Mais on peut aussi fausser l’énonciation, acte de production de l’énoncé, par exemple le fait que c’est A qui a déclaré X à B dans telle circonstance. La création de pseudo comptes de personnalités ou de sites faciles à confondre avec des sites “officiels” de médias ou organismes bien connus en sont de bons exemples. Ceci vaut dans le domaine du “qualitatif” (telle personne qui a tel statut a dit cela) mais aussi dans le domaine du quantitatif : tant de gens ont constaté ou pensent que… C’est la fonction de “trolls” souvent payés pour cela, qui passent leur journée à répandre certaines nouvelles, fréquemment fausses ou déformées, dans un but stratégique : positif, ils relaient une position officielle en prétendant être de simples particuliers agissant spontanément, négatif, ils vont “pourrir” les discussions relatives. Les trolls en chair et en os peuvent être remplacé par des bots ou des algorithmes qui feront la même chose : répandre tel contenu, en bloquer ou submerger tel autre, donner l’impression que tout le monde pense que… Ou du moins pour rendre la thèse adverse beaucoup plus difficile d’accès.
Sans oublier l’astroturfing, évoqué sur ce site, qui recouvre les techniques destinées à donner artificiellement l’impression qu’il y a un courant populaire, ou au moins une forte opinion au sein de la société civile, en faveur de telle opinion (politique, sur telle entreprise ou telle réalité économique, sur les mœurs, etc.). Ici, on ne crée pas du contenu pour convaincre les foules, on produit directement les foules.
La facilité d'”injecter” de fausses nouvelles dans le circuit des réseaux sociaux et surtout d’attirer des “flux d’attention” que les médias classiques ne savent plus si facilement générer crée un effet de panique paradoxal.
Paradoxal, car tous les arguments utilisés pour déclarer la démocratie en danger – n’importe qui peut dire n’importe quoi, il est facile de se jouer des contrôles et censures, les gens se détournent des mass médias pour aller s’informer à des sources militantes, Anonymous attaque les sites officiels et Wikileaks révèle des documents classifiés, etc. – sont exactement ceux qui étaient utilisés au moment du printemps arabe pour célébrer l’intelligence collective, les cyberdissidences, la méfiance des masses à l’égard des “médias du système”, les révoltes 2.0 (Google ou Twitter révolutions), la capacité de mobilisation en dehors des idéologies ou des partis traditionnels, etc.
Il est vrai qu’entre temps on d’une part réalisé que les révolutions arabes, même 2.0, ne tournaient par forcément au bénéfice des sympathiques cyberdissidents, et, d’autre part, que des méthodes employées contre un Moubarak et un ben Ali peuvent aussi se retourner contre des hommes politiques occidentaux. C’est le problème des armes : elles valent ce que vaut leur usage.
S’ajoute la mise sur le même plan (voire l’attribution à un même auteur diabolique, qui serait si possible un gouvernement étranger) des phénomènes qui peuvent se combiner mais relèvent de logiques différentes :
– la franche piraterie qui consiste à profiter des failles d’un système d’information pour le paralyser, en prendre le contrôle ou y prélever des données confidentielles a priori de l’extérieur
– les fuites (leaks) (généralement vraies) qui “exfiltrent” de l’intérieur des données protégées et généralement compromettantes pour en faire part au public et indigner l’opinion
l’action des trolls et l’astroturfing signalés plus haut.
Le tout sur fond de “réceptivité” idéologique qui fait qu’une partie de la population, celle qui s’informe le plus sur les réseaux, est prête à croire certains faits “révélés” ou certaines interprétations en rupture avec le contenu des médias classiques
Le résultat le plus visible est qu’en retour, une part croissante de l’information médiatique est consacrée à la dénonciation de vraies-fausses ou fausses-fausses informations ou à la mesure de leur effet immoral et ravageur. Le jour où nous avons pris des notes en mars 2017 : les conditions de la mort d’un Chinois, une photo retouchée de Claudia Cardinale, les manœuvres supposées contre F. Fillon et la réalité du travail de sa femme, l’avertissement de la Commission du renseignement US (pays qui ne s’est jamais ingéré dans les élections des autres) sur les manœuvres russes pour fausser deux élections dont la présidentielle française, la réalité des emplois fictifs du FN, la tragique question de savoir si Melinda Trump dort ou ne dort pas à la Maison blanche, occupent à peu près la moitié des titres. Donc six cas où l’établissement de faits bruts donne lieu à deux versions contradictoires, même s’il n’est pas très difficile laquelle vont choisir les médias classiques en grande majorité et laquelle croient les médias sociaux.
Source : François-Bernard Huyghe, 07-04-2017

Obsession de la post-vérité 3

Source : François-Bernard Huyghe, 12-04-2017
Suite de 1 et 2. La technologie numérique couplée à la structure des réseaux sociaux offre une facilité incroyable pour émettre des opinions, documenter ou témoigner de faits vrais et imaginaires, mais elle court-circuite surtout le “vieux” système des médias. Celui-ci était basé sur l’existence de filtres, des “garde-barrières”, comme les directeurs de rédaction, qui décidaient ce qui était de l’information, ce qui devait être soumis au public et comment on devait vérifier. Ce verrou a sauté, pendant que l’accès aux contenus se fait par recommandation. En clair cela veut dire que soit un être humain (que vous suivez, consultez, likez, etc.) soit un algorithme (qui “interprète” votre recherche, notamment en fonction de vos habitudes ou intérêts) vous dirige vers ce contenu. D’où un capacité d’emballement et un effet boule de neige pour certains contenus totalement en dehors des circuits officiels.
S’ajoute le phénomène bien connu d’isolement (la “bulle”) et de confirmation : un internaute va avoir de plus en plus tendance à s’isoler dans sa communauté, à consulter des messages qui lui confirment ses croyances et préjugés et à ne plus se confronter qu’à des gens qui pensent globalement comme lui. Parallèlement, les chances vont diminuer qu’il rencontre une opinion ou une argumentation adverse diminue. Une tendance déjà sociologiquement explicable à n’être confronté qu’à un certain type d’opinion dans son milieu habituel.
Plus chacun peut choisir ses contenus, plus il a naturellement tendance à céder au biais de confirmation et à privilégier l’accord avec ses pairs sur la remise en cause critique. Et, par ailleurs, plus vous inclinez vers X, plus les algorithmes ont de chance de vous suggérer des informations, des réseaux, des sources allant dans le sens X.
La forme même des réseaux sociaux favorise la diffusion par recommandation et reprise à son compte en une sorte d’effet de cascade : recevant une nouvelle frappante de quelqu’un que vous connaissez ou qui vous ressemble, vous aurez tendance à le répercuter, donc à renforcer l’effet de masse, sans vous livrer à des vérifications très professionnelles. A fortiori si la nouvelle va dans le sens de vos préjugés et, par exemple, révèle un scandale sur un homme politique que vous détestez. Et les plate-formes auront sans doute de plus en plus tendance à vous proposer des choix de confirmation.
Après l’élection de Trump, les médias et la classe politique, aux États-Unis et dans une moindre mesure en Europe, ont tendu à rendre la prolifération des fakes responsable de comportements populaires aberrants à leurs yeux, Brexit, élection de Trump… Quand on n’accuse pas une subversion russe, c’est une version de classe de la causalité diabolique que l’on suggère ainsi : la plèbe adopte des opinions détestables parce qu’elle est soumise à des messages pervers et d’ailleurs, elle ferait mieux de regarder la télévision et de lire les journaux pour rester dans le cercle de la raison. Cette explication tient largement de la posture – on appelle à la résistance contre la vague antidémocratique du faux depuis les plateaux de télévision et les centres du pouvoir – ; surtout, elle réduit des attitudes jugées anormales à un schéma pavlovien (l’exposition aux messages -stimulus – provoque des comportements inadaptés -réaction, apprentissage -), ce qui représente un régression de presque un siècle en matière de sciences sociales-. Sauf à suppose une crédulité ou une vulnérabilité propres à certaines couches de la population, celle qui suivrait davantage ses passions ou ses désirs qu’elle ne se soucierait de la réalité des faits, donc de la contrainte de la vérité, les choses sont plus subtiles.
Il n’est pas évident que les fausses croyances aient été si puissante – du moins “mécaniquement” – comparées à d’autres facteurs économiques, sociaux, historiques, etc. déterminant le vote, par exemple. Et, bien sûr, ces messages étaient confrontés à d’autres concurrents et “mainstream”. Suivant une étude de la Stanford University de janvier 2017 à propos de l’élection de Trump, même si 14 % des électeurs déclaraient que les médias sociaux constituait leur principale source d’information et même si les “fausses histoires” favorables à Trump ont été partagées 30 millions de fois sur Facebook (et celles favorables à Clinton 8 millions), les choses changent complètement si l’on interroge le public sur ses réactions : il se souvient de très peu de fausses informations (0,92 des “fakes” pro Trump, 0,23 des pro Clinton car il y en eut aussi) et surtout le public n’est pas si stupide : pour ceux qui s’en souvenaient, la moitié seulement y avait. On retrouve là une vieille constante des études des médias : croire que le public absorbe tout au premier degré et réagit passivement est tout simplement faux.
Contextualisons : pour un fake, il y avait 36 annonces télévisées de la campagne. Ce qui nous renvoie au même mystère : pourquoi une rumeur diffamatoire, une fantaisie ou un canular rencontrés au hasard d’une navigation aurait-elle un effet 36 fois plus efficaces qu’une annonce persuasive et plutôt rassurante élaborée par les meilleurs professionnels ?
La réaction des électeurs (qui, par exemple, ont voté Brexit ou Trump) ne peu pas s’expliquer par une théorie de l’éponge cérébrale: la question est bien davantage de savoir pourquoi ce public se détourne des médias dits classiques ou dominants et pourquoi il est réceptif à tout ce qui lui suggère que “la vérité est ailleurs”.
Source : François-Bernard Huyghe, 12-04-2017

Obsession de la post-vérité 4

Nos articles précédents ( 12 et 3), nous ramènent à la question de la réception des faux : pourquoi cela marche ? La notion de post vérité ne suppose pas seulement qu’il soit de plus en plus facile de populariser des mensonges éhontés ou de truquer (du reste y a-t-il eu un âge d’or du livre et de la télévision où l’on n’imprimait ou ne montrait que ce qui était vrai et les où les gens étaient rationnels ?), mais que l’appétit pour la vérité diminue. À l’effet technologique des possibilités (falsification facilitée. prédominance du réseau et de la relation sur l’examen du contenu, dispositifs facilitant le biais de confirmation, etc…) s’ajouterait donc comme un prédisposition générale (sauf chez les élites, bien entendu, ceux qui parlent de faux et de désinformation s’excluant de cette erreur vulgaire) à se bricoler un monde à sa convenance. Ou ce serait une incapacité populaire plus ou moins complaisante à distinguer le vrai de l’imaginaire, une irrationalité foncière de la plèbe. Revenons en donc à la formation de l’idée.
La définition par l’Oxford Dictionary de “post-vérité” (mot de l’année 2016) est “Circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’importance pour modeler l’opinion publique que les appels aux émotions et aux opinions personnelles
Cela sous-entend que, dans certaines “circonstances” ( la présente phase historique, culturelle, technologique ?) l’opinion au lieu d’être “modelée” par les faits objectifs – qui lui sont rapportés par les médias sérieux, les experts, le cercle de la raison – le serait bien davantage par des passions et fantasmes qu’exploiteraient des démagogues. Autre façon de dire que le symptôme de la post-vérité serait le vote populiste, comme lors du Brexit ou de l’élection de Trump, vote qui traduirait un égarement par rapport à la situation objective, une réaction des masses égarées.
Ce schéma oppose deux mondes. D’un côté celui des faits bruts qui fonderait des politiques raisonnables, non idéologiques, commandées par l’objectivité des événements et des limites du possible, le monde de l’universel. De l’autre, des subjectivités plus ou moins délirantes, des gens qui ne pensent qu’en fonction de leurs intérêts particuliers ou de passions privées. Et devinez dans quel camp se situent ceux qui dénoncent la post-vérité.
Mais accuser une “crédulité” du peuple c’est prendre acte d’une incroyable méfiance a l’égard des discours d’autorité -autorité des faits, autorité des règles économiques, autorité des valeurs universelles, autorité des sachants et des vérificateurs- et surtout éviter de s’interroger sur ses causes.
D’où diable provient cette bizarre notion ?
La notion de post-vérité mise à la mode après le Brexit et surtout l’élection de Trump a déjà ses historiens ; ils ont pointé ses origines de “post-truth” : le terme est apparu en 2004 avec le livre de Ralph Keyes, “The Post Truth Era“, essai qui eut un honnête succès mais dont le thème était simplement que les Américains avaient de plus en plus tendance à mentir au quotidien. Keyes se référait, plutôt qu’à un mouvement politique de fond ou à une interférence perverse des médias sociaux (il écrit en 2004), au fait que la société américaine multipliait les contacts, la visibilité médiatiques et donnait une importance croissante à l’image que l’on projette de soi. Du coup, de plus en plus de gens auraient eu tendance à enjoliver leur biographie ou leurs capacités, à inventer et à frimer. Les codes de la vérité et de l’honnêteté se seraient donc affaiblis dans une société de l’apparence. La thèse dont nous n’avons pu mesurer la scientificité est plutôt moraliste : les gens ne sont plus aussi rigoureux, certaines élites (pub, avocats, politiciens, journalistes) ne vérifient plus l’authenticité de ce qu’ils diffusent… À la même époque sortait un livre sur la “Culture de la triche” (D. Calahan) dénonçant les petites ruses intéressées des citoyens d’outre-Atlantique, apparemment moins civiques que leurs ancêtres. Dans les deux cas, la thèse semble être que “les gens sont moins moraux”, ce qui est bien possible, mais n’explique pas grand chose, même si l’on ajoute que c’est de la faute de la société ou des métiers de la communication : affaiblissement des interdits et pratique de stratégies individuelles se combineraient donc au détriment du respect de la vérité : bidonner pour réussir. On pense donc la post-vérité comme une sorte de complaisance des arrivistes, prêts à tous les mensonges pour enjoliver leur vie ou pour baratiner.
Vous avez dit baratin ? Si l’on creuse, en effet, un peu plus haut, on retrouve souvent cité dans la littérature américaine, un terme d’argot qui a pris sa dignité sous la plume d’un philosophe : “bullshit”, littéralement “merde de taureau”, la traduction française oscillant entre “connerie” (au sens de dire des conneries, tchatcher n’importe quoi, et non pas de faire des conneries par bêtise) ou encore baratin, boniment, blabla… Ceci nous renvoie, en effet, à un opuscule du philosophe Harry G. Frankfurt, récemment traduit en français et célébré comme “livre culte” : de l’art de dire des conneries (On Bullshitoriginellement publié en 2005 mais reprenant un article antérieur de vingt ans). Du coup s’est développée une sorte d’école du bullshit (comme le livre “De la réception et détection du baratin pseudo-profond” sur la jobardise humaine).
Il en ressort au moins trois notions de base :
– Le baratin peut être, au moins en partie, indifférent à la vérité, en ceci qu’il ne peut rien vouloir dire du tout. Étant donc en deçà du vrai et du faux, puisqu’il n’a aucune signification, ou ne produit aucune thèse ou concept discriminant (au sens : si j’admets A je dois considérer que B est non-vrai) le baratin impressionne par sa vacuité même, mais surtout par tous les ornements prétentieux qui en cachent le vide : il sidère littéralement la victime incapable de déceler la frime et l’épate. Nous-même avions proposé en 1990 la notion de “langue de coton” pour décrire un idiome qui permet de formuler des affirmations tellement larges ou si globalement morales qu’il est impossible de les contredire ; qu’elle plaît donc à tous (toute allusion à un candidat aux élections présidentielles étant le fruit d’un pur hasard), ou du moins, personne ne peut vraiment s’y opposer.
– Le baratin a un but stratégique, il n’est pas seulement destiné à se débarrasser d’une affirmation vraie qui embarrasse celui qui parle ou gêne ses projets ; il se déverse en flots et vise à un effet global sur un public. Il est donc rhétorique et doit convaincre pour obtenir une attitude globale – un achat, un vote, un consentement – . Il multiplie donc les signes et les figures destinés à impressionner (surtout celui qui n’y comprend rien et en déduit donc que ce doit être profond). La quantité de baratin disponible à une époque ( le nombre de discours et images destinés à produire cet effet entre ahurissement et séduction) pourrait pas conséquent être variable, notre époque étant une période de hautes eaux. En ce sens, le baratineur ou bullshiter est un descendant du sophiste dénoncé depuis Platon : indifférent à la vérité en soi, il ne produit que du discours destiné à convaincre.
Baratin et mensonge ne coïncident pas obligatoirement. Le mensonge – qui ne peut se concevoir que par rapport à une vérité qui serait connue du menteur, donc d’une certaine façon dans son esprit et pas dans sa bouche – est unique et peut alterner avec la vérité dans un discours (les plus efficaces étant ceux qui combinent un maximum de vérité avec un minimum de mensonges vérifiables. Du point de vue du baratineur, il n’y a que des propos et des images efficaces, leur véracité étant, au fond, indifférente. Le grand mot est lâché – que nous retrouverons dans la définition de la post-vérité comme absence de souci du vrai au profit du désirable ou de l’utile – : le baratin ne prête pas d’attention au vrai ou au faux, pourvu que cela marche. Le baratineur s’appuierait donc sur un double scepticisme, le sien puisqu’il ne se sent pas obligé de ses plier aux contraintes de la vérité – fût pour lui rendre l’hommage du vice à la vertu comme le menteur – et sans doute celle de son destinataire qui est souvent prêt à accepter ce qui brille ou qui lui plaît sans faire l’effort de vérifier.
---

15 réponses à Obsession de la post-vérité, par François-Bernard Huyghe

Commentaires recommandés


Robert16Le 30 avril 2017 à 03h51
Je ne voudrais pas paraître vulgaire mais tout ceci ressemble à s’y méprendre à de l’e…… de mouche. Ces 25 dernières années, les principales fake news ont été le fait des gouvernements occidentaux et des médias officiels bien comme il faut à leur botte :
– bébés-couveuse koweïtiens
– génocide inventé au Kosovo
– armes de destruction massive de Saddam (les Européens ont quand même sauvé l’honneur ce coup-ci)
– putsch néo-nazi du Maidan transformé en gentille révolution démocratique
– Al Qaida en Syrie transformée en “rebelles modérés”.
Pas besoin d’analyser les vecteurs de transmission, l’accessibilité ou la réceptivité… On a affaire à des gouvernements démocratiques qui, pour convaincre leur opinion publique du bien-fondé d’une guerre (toujours plus difficile pour une démocratie que pour une dictature), ont eu recours à des mensonges hallucinants qui rendraient jaloux Goebells lui-même.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire